Cochon de Curret

C’est le soir du 19 mai 1888 que l’agriculteur Hyacinthe Curret, domicilié près de Romilly-sur-Aigre, alors qu’il s’en retournait à sa ferme après avoir pris l’apéritif chez son beau-frère et voisin Armand Bulteau, qui se trouvait également être son cousin, remarqua derrière la grange de chez lui une forme étrange qui semblait fouir la terre de ses pattes et de son museau. Plus surpris qu’effrayé, Curret s’approcha le plus silencieusement qu’il put de la bête, qu’il avait tout d’abord confondue avec la silhouette de Hubert Lerouard, dit l’Enberné, un simple d’esprit bien connu dans la région (et qui par ailleurs était le neveu de l’arrière-cousine de Curret) à qui il s’était dit qu’il ferait passer le goût de se vautrer dans la terre des autres.

Curret comprit son erreur lorsque la bête releva la tête : bien que le soleil fût déjà couché (c’est d’ailleurs ce qui avait décidé Curret à rentrer chez lui), il vit sans l’ombre d’un doute une face porcine, aux yeux luisants de malice surmontant un appendice nasal « aussi gros qu’un boyau de bourri », ainsi qu’il l’expliquerait plus tard. L’animal breuma un cri peineux qui parut à Curret presque articulé, regricha son freugne, puis se remit à magner la terre comme s’il voulait la bluter à l’aide de ses pattes qui ressemblaient à des fouilles de taupes, mais aussi larges que des louches de toucheux.

Tétanisé, Curret observa l’animal qui, quelques instants plus tard, engouffra son corps aussi large qu’un pansier de ferlaude dans le trou ainsi creusé, et disparut. L’agriculteur s’approcha du trou, mais fut repoussé par une odeur nauséabonde, plus infâme encore que celle d’un divertissoir de gaupe un soir de frairie.

Le lendemain, qui était un dimanche, Curret raconta sa mésaventure au curé de Romilly, qui la prit suffisamment au sérieux pour offrir de l’aider à en livrer une description en français véhiculaire, description qui fut ensuite envoyée à l’Académie des Sciences. C’est ce curé, M. Isnard, qui proposa de donner à l’animal, dont l’allure générale l’apparentait au cochon, le nom de son découvreur.

Contre toute attente, les membres de l’Académie semblèrent prendre au sérieux la communication de Curret & Isnard, et invitèrent même le premier à venir à l’Institut de France afin de présenter de vive voix sa découverte devant une assemblée choisie. En réalité, les savants de l’Institut étaient surtout curieux de rencontrer un véritable Beauceron, afin d’évaluer dans quelle mesure la description qu’ils en avaient lue chez Zola était conforme à la réalité (La Terre avait en effet été publiée quelque mois plus tôt.)

C’est pourquoi, à l’exception des professeurs Bizot, libre penseur notoire, qui égaya ses confrères avec ses questions à double sens, demandant par exemple au paysan s’il avait une idée de l’endroit où « ce cochon de Curret avait bien pu ensuite aller fourrer son nez » (« sans doute, renchérit le professeur Maringuet, qui appartenait à la même loge que Bizot au Grand Orient de France, sous les jupes d’une dame ») et Paradec, qui fit mine de s’intéresser au cri de l’animal, demandant à plusieurs reprises à Curret de le répéter (« Bezèèèèèène »), suscitant à chaque fois l’hilarité générale, les savants s’intéressèrent surtout aux liens familiaux, il est vrai nombreux et complexes, qui unissaient Curret aux autres habitants de Romilly.

Le paysan n’était pas sot, et il comprit qu’il s’était amaloché en acceptant l’invitation de ces bourgeoisiaux chipotons qui le cabassaient plus que ses peineux pour des jaunets. Aussi finit-il par se flonner, et il repartit écoeurdé à Romilly, sous les rires de l’assemblée.

L’Académie des Sciences refusa évidemment la communication de Curret, et l’on n’entendit plus parler, ni de l’homme, ni de son cochon. L’affaire serait restée dans les limbes de l’oubli, si elle n’avait contre toute attente été exhumée par un certain Timothy Bennet, Ph.D-Assistant au département des Postcolonial Studies de l’Evergreen State College (État de Washington).

Dans un des chapitres de son ouvrage intitulé Colonies of the inside : French Peasants in the litterary and scientific discourses (1800-1950) (NYU Press, 2017), le jeune chercheur américain est revenu sur l’affaire du Cochon de Curret. Après un assez long préambule destiné à expliciter « d’où (il) parle » (l’auteur précise qu’il est blanc et hétérosexuel, ce dont il s’excuse, mais qu’en dépit de ce fâcheux background il s’est toujours senti moralement proche des opprimés, raison pour laquelle il s’est orienté vers les sciences sociales et a fini, après de nombreuses recherches dans des directions variées, par trouver le sujet dont il se sentait le moins illégitime à rendre compte), l’universitaire aborde enfin la mystérieuse apparition de 1888. Il ne prend pas véritablement position pour ou contre l’existence factuelle de la bête, puisqu’il estime que se poser la question de sa réalité, c’est passer à côté de l’essentiel.

En effet, selon lui, la clé de l’énigme réside dans le groupe nominal par lequel on l’a nommée : le substantif et le génitif, estime-t-il, sont réversibles, si bien que le cochon est Curret autant que Curret est le cochon. Ce dernier n’est que le symbole objectivé de la sujétion dans laquelle est tenu le premier et, au-delà de lui, de l’ensemble de la classe paysanne beauceronne. Ainsi, outre la couleur noire de l’animal, qui se passe de commentaire, même si elle est due aux circonstances dans lesquelles elle fut observée, sa forme générale de cochon renvoie à la denrée carnée centrale dans l’alimentation française, manifestant ainsi que c’était en fait (métaphoriquement) de la chair des paysans que se nourrissait la bourgeoisie. Son excroissance nasale référerait, comme l’avait du reste bien vu Curret, à un appendice pénial qui à la fois renverrait, par sa dimension, à la vitalité foncière de la classe dominée, et par sa position hors-nature (terme que Bennet utilise, explique-t-il, de préférence à « contre-nature », aux connotations trop réactionnaires) à l’aliénation de la classe rurale (la catégorie « classe rurale » ayant, toujours selon Bennet, l’avantage de ne pas séparer arbitrairement les ouvriers agricoles des propriétaires terriens, puisque les uns et les autres subissent le même mépris de classe de la part de la classe dominante urbaine, i.e. les « colons ».)

Quant au cri que pousse l’animal avant de s’enfoncer sous la terre, il s’agirait, pour reprendre les termes de l’auteur, du véritable « soupir de la créature opprimée, comme disait Marx dans une formule fameuse », puisque Bennet propose d’y entendre, non pas le mot « Bezène », qui ne veut rien dire, sinon que le terme était, comble du pathétique, inaudible pour celui auquel il s’adressait, mais « benaise », c’est-à-dire en langue beauceronne la « vie bonne » dont Juin 1848 et, surtout, la Commune de 1871, avaient démontré à quel point était hypothétique sa réalisation dans un espace social agonistique idéologiquement construit autour de la promesse d’une récompense dans un arrière-monde religieux, et qui donc ne pouvait s’actualiser qu’à partir d’un travail souterrain, ainsi que du reste l’avait, là aussi, montré Marx à travers la métaphore « souvent citée mais peu comprise dans toutes ses implications » de « notre vieille amie la vieille taupe. »

C’est ainsi, conclut Bennet, à qui nous laisserons le dernier mot, que « là où le fort opprime le faible, où le colon exploite le colonisé, dans tous les lieux où l’injustice règne, il y a toujours, plus ou moins visible sous des déguisements divers, mais se révélant dans toute sa vérité aux yeux de qui sait le voir, un cochon de Curret. »

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