En dépit de la similitude de nom, et d’une certaine proximité dans l’apparence, le dispositif électrique inventé par le professeur Edward Johnston (1838-1912) ne semble rien devoir au célèbre objet folklorico-cultuel amérindien, dont la fonction est par ailleurs sensiblement différente : l’appareil de l’ingénieur anglais n’avait en effet pas pour but de chasser les cauchemars, mais d’enregistrer les images de tous les rêves, quelle que soit leur nature ou leur agrément pour le rêveur, et il ne permettait aucune intervention, de censure ou d’incitation, sur leur contenu. Et, quand bien même le Dreamcatcher améridien n’aurait pas été répertorié dans la littérature ethnographique qu’une trentaine d’années plus tard seulement, l’idéologie strictement victorienne à laquelle adhérait Johnston par toutes les fibres de son être l’eût empêché d’avoir l’idée de rendre hommage à une civilisation qu’il ne pouvait considérer que comme culturellement et racialement arriérée.
Cette machine, dont il reste quelques photographies difficilement accessibles, y compris sur l’internet (les résultats la concernant sont en effet relégués loin derrière son homonyme indien et ses nombreux dérivés commerciaux), était un appareil électrique qui se composait d’une trame de cuivre recouverte de nylon dont la forme, évoquant vaguement celle d’une toile d’araignée, s’appliquait sur le visage du rêveur. Relié d’un côté par un deuxième fil de cuivre à une dynamo de Gramme à activation manuelle, et de l’autre, via un troisième fil du même métal, à une électrode recouverte d’une ventouse s’appliquant sur le front de l’observateur, l’appareil reproduisait directement dans le cerveau de ce dernier les stimuli électriques qui naissaient dans celui du patient endormi, stimuli qui étaient automatiquement et instantanément transformés en images mentales correspondant exactement à celles que produisaient l’esprit du sujet assoupi. Ainsi l’observateur pouvait-il vivre les rêves que rêvait le patient dont le visage était recouvert de la toile de l’attrape-rêve, avec simplement le décalage infinitésimal correspondant à la vitesse de déplacement de l’électricité, et tout en ayant l’avantage de les vivre en toute lucidité.
C’est à l’Atheanum Club, dont il était membre depuis 1882, que Johnston dévoila publiquement sa découverte, causant une certaine émotion qui se propagea vite à toute la bonne société londonienne. Il faut dire qu’avant même cette annonce, le professeur était déjà une personnalité en vue, non seulement pour ses travaux (il avait publié deux ouvrages dans lesquels il tentait de concilier la science moderne – en particulier la théorie de la sélection naturelle – avec la morale anglicane), mais également pour sa personnalité, qui mêlait une stricte austérité de mœurs à une naïveté presque enfantine, le faisant apprécier aussi bien des Ladies, pour qui sa fréquentation valait presque certificat de moralité, que les Lords, qui s’amusaient volontiers de son incapacité à saisir les sous-entendus de certaines conversations.
Malgré cette bonne réputation, et en dépit de ses demandes insistantes, les cobayes ne se pressèrent pas pour tester la machine du professeur Johnston. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il ne l’essayait pas sur lui-même, le savant répondit en souriant que, outre le fait que rêver, tourner la manivelle pour alimenter la dynamo, revivre son rêve et le noter sur un carnet faisaient beaucoup d’occupations pour un seul homme, surtout endormi, de toute façon il ne rêvait jamais, hormis en de rares occasions et alors exclusivement de ses travaux en cours. Ce qui, assurait-il, n’augurait pas de passionnants compte-rendus.
Apprendre que leurs rêves seraient non seulement surveillés mais feraient en plus l’objet de compte-rendus découragea les derniers volontaires potentiels, et Johnston en aurait été réduit à aller expérimenter sa machine sur des Hindous au cerveau sous-développé, ainsi qu’il l’avait envisagé un soir au club en buvant avec amertume sa tasse de thé, lorsque la situation se débloqua soudainement, par l’intermédiaire inattendu de l’écrivain Oscar Wilde, alors au faite de sa gloire, et qui avait sympathisé avec le professeur au point de l’inviter à s’installer quelque temps chez lui.
Bien qu’il s’abstînt lui aussi d’étrenner le Dream-Catcher, Wilde suscita chez le professeur une admiration pour le brio et la profondeur de son esprit que n’entacha pas la révélation de la relation que l’auteur du Portrait de Dorian Gray entretenait avec Lord Alfred Douglas, puisque Johnston ne comprit visiblement pas la véritable nature de celle-ci.
Wilde mit le savant en relation avec la baronne Blanche Howard de Walden, qui promit de se prêter à l’expérience, et proposa même que celle-ci fut également conduite sur son fils Thomas, alors âgé de dix ans. Johnston se montra particulièrement ravi de cette proposition, qui lui permettrait d’observer « en gentleman » précisa-t-il, les chastes aussi bien que distingués songes d’une femme aussi raffinée que la baronne, ainsi que de retrouver un peu de son innocence enfantine à travers ceux du jeune Lord.
Le biologiste Thomas Huxley, familier de la famille Howard de Walden, mit en garde la baronne contre les dangers potentiels de l’expérience, parce que, expliquait-il, les mécanismes de production des rêves sont peu connus, et que nous rêvons parfois de choses auxquelles nous rougirions de penser le jour. Mais cette intervention offensa la baronne sans la convaincre, et elle ferma les portes de ses maisons londoniennes au disciple de Darwin. Elle pressa ensuite Johnston d’expérimenter sa machine sans tarder, et avoua être d’autant plus pressée que, d’aussi loin qu’elle se souvînt, elle ne s’était jamais rappelé un seul de ses rêves, et avait donc hâte d’en découvrir le contenu dans les compte-rendus du professeur, dont elle avait appris à apprécier la précision de la plume dans ses ouvrages.
Le Dream-Catcher fut expérimenté sur le jeune Thomas dans la nuit du dimanche 11 septembre 1892. Johnston avait en effet estimé que la journée du dimanche, marquée qu’elle était par des activités particulièrement plaisantes pour un enfant (office religieux, repas en famille, lectures édifiantes et jeux) serait propice à la production de rêves d’autant plus convenables et relevés.
La seconde expérience, sur la personne de la baronne, devait avoir lieu la nuit suivante, mais la tentative sur le jeune Thomas s’était révélée plus éprouvante que prévue pour le savant, qui dut s’aliter quelques jours. Malgré les demandes pressantes de la baronne, il refusa de dévoiler ce que le Dream-Catcher lui avait révélé.
Le 26 septembre, ayant suffisamment recouvré ses forces, Johnston s’installa sur une chaise à côté du lit de la baronne, puis posa délicatement la toile de nylon sur le visage de cette dernière, avant de coller la ventouse sur son propre front. Deux domestiques stationnaient dans la chambre pour des raisons de convenance évidentes.
Johnston mit brutalement fin à l’expérience au milieu de la nuit, arrachant la ventouse de son front et quittant précipitamment la chambre, sans même prendre le temps d’emporter son appareil. Lady Blanche ne devait jamais revoir le savant, et fit envoyer le Dream-Catcher dans le Derbyshire où il s’était retiré.
L’affaire eut des suites malheureuses pour la baronne, puisque quelques semaines plus tard une procédure de divorce dont les péripéties alimentèrent la chronique mondaine de l’année 1893 fut entamée par son mari, suite à un échange de lettres qu’il avait eu avec Johnston. Ce dernier avait en effet estimé de son devoir de gentleman de prévenir le baron de ce que, écrivit-il dans une formule dont la brutalité inhabituelle chez lui trahissait la violence du choc qu’il avait reçu, et à quel point les rêves dont il était témoin l’avaient scandalisé, « la Baronne est une catin et le petit Lord un dégénéré. »

(South Australian Register, Adelaide, Australie, 6 mars 1893)