Téléphone spirite

La promesse d’un appareil qui aurait permis d’entendre « les voix chères qui se sont tues », pour reprendre le mot du poète, promesse dont rêvait le Thomas Edison mis en scène au début du grand roman misogyne de Villiers de l’Isle-Adam L’Eve future, sembla quelques mois durant devenue réalité, entre octobre 1901 et avril 1902, avec la mise en service du « téléphone spirite » conçu et fabriqué par Mlle Irma (Yvonne Bouchard), médium, qui avait son cabinet sis rue de Châteaudun à Paris.

L’appareil de Mlle Irma ressemblait un peu à ces téléphones de type Mildé conçus au début du XXe siècle, se présentant sous la forme d’un microphone en bois de pin haut d’une trentaine de centimètres fixé sur un boitier métallique volumineux, le tout posé sur un petit chariot à roulettes. Il ne permettait pas, contrairement à ce que nom semble indiquer, une communication directe avec les défunts, puisque celui qui l’utilisait laissait un message au destinataire, message auquel le défunt répondait par l’intermédiaire de son périsprit (partie semi-matérielle de l’âme, qui permet la communication avec le monde des vivants), après un laps de temps variant entre 24 et 72 heures.

La réponse d’outre-tombe, qui était invariablement transmise la nuit, en dehors donc des heures d’ouverture du cabinet de Mlle Irma, était immédiatement et automatiquement enregistrée sur un disque de zinc qui était remis aux clients en contrepartie du paiement d’une somme de 22 Francs.

On imagine sans peine l’émotion de ces derniers, qui entendaient à nouveau la voix de l’être cher, même si celle-ci leur parvenait lointaine et assourdie, au travers d’un grésillement prononcé, et semblait frappée d’une atonie rendant difficile la reconnaissance des inflexions caractéristiques du parent ou du proche disparu.

Toujours les mêmes questions revenaient, demandant au défunt à quoi ressemblait son existence post-mortem, s’il se souvenait de ceux qui continuaient à le pleurer, bref l’implorant, comme dit l’épitaphe grecque, de « ne pas boire, chez les morts, à cette coupe qui lui ferait oublier ses anciens amis ».

Et toujours la même réponse revenait, poignante dans sa simplicité et que par une bizarrerie de la machine qui l’enregistrait, ou bien à cause d’une forme singulière d’écho venu de l’autre monde, la voix répétait ad libitum :

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

La mise en service du téléphone spirite avait été annoncée sans grande pompe dans les pages intérieures du Petit Parisien, entre une réclame pour les ceintures ventrières de M. Claverie et une présentation de Royal Windsor, « Le célèbre régénérateur de cheveux. » Pourtant, le bouche à oreille aidant, la notoriété de l’appareil dépassa très vite les limites du quartier. Les affaires du cabinet de Mlle Irma étaient donc de plus en plus florissantes, jusqu’au moment où un reporter de L’Écho de Paris, Géo Leborgne, s’intéressa à la chose.

Leborgne, dont les convictions radicales ne l’inclinaient guère à ajouter foi aux promesses du téléphone spirite, avait quelques mois plus tôt perdu sa mère à laquelle il était particulièrement attaché, ce qui lui rendait d’autant plus insupportable le fait que l’on profitât de la détresse des malheureux pleurant leurs proches disparus pour leur faire miroiter des chimères, et leur soutirer de l’argent par la même occasion. Aussi commença-t-il à mener son enquête, retrouvant d’anciens clients de Mlle Irma dont certains furent disposés à lui faire écouter l’enregistrement dont ils s’étaient portés acquéreur.

Dès qu’il eut entendu le second enregistrement, Leborgne sut à quoi s’en tenir : le contenu des deux disques était strictement identique. Il décida néanmoins de se rendre au cabinet de Mlle Irma. Se présentant comme un fils qui ne parvenait pas à faire le deuil de feu sa mère, l’astucieux journaliste demanda à cette dernière, via le téléphone spirite, où elle avait caché la poupée qu’elle lui avait confisquée le jour de ses cinq ans en lui expliquant qu’il était temps pour l’enfant d’apprendre qu’il était un garçon et d’avoir des jeux conformes à la dignité de son sexe, sous peine de courir le risque, plus tard, de finir inverti.

Deux jours plus tard, Leborgne revint chercher la réponse, qui de cette si caractéristique voix atone, lointaine et grésillante, fut :

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

La supercherie s’avérait patente et le journaliste triomphait.

Il publia dans L’Écho de Paris un article ravageur contre la jeune médium, et montra toute l’étendue de sa malice en faisant porter son attaque sur l’inventeur plutôt que sur l’invention, expliquant qu’à tout prendre, le plus invraisemblable dans cette histoire était qu’une machine pareille ait été conçue par une femme. L’argument était dans l’air et dans les mœurs du temps, et il emporta l’adhésion : le cabinet de Mlle Irma se retrouva du jour au lendemain désert et, après quelques semaines la gérante dut mettre, comme on dit, la clé sous la porte.

***

Malgré de longues et pénibles recherches, nous n’avons pu découvrir ce qu’il advint de celle qui se faisait appeler Mlle Irma après la clôture de la ligne téléphonique spirite. En revanche, nous avons eu la chance de retrouver le disque qui fut enregistré pour Géo Leborgne.

Nous ne remercierons jamais assez M. L…, arrière-petit neveu du journaliste, de nous avoir permis d’entendre cet enregistrement sur un phonographe d’époque. En effet, supercherie ou non, c’est bien aujourd’hui une voix d’outre-tombe que l’on entend : le grésillement, la distance que semble parcourir celle-ci pour parvenir jusqu’à nous apparaissent plus d’un siècle après son enregistrement comme des métaphores de l’épaisseur du temps et de la mort qu’elle a traversée pour trouer le silence et l’oubli qui nous séparaient. Et ce n’est pas sans émotion que nous avons écouté cette voix contemporaine de celle de nos propres aïeux délivrer d’une voix atone son pathétique quoique monotone message :

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Dans la malle, sous le coussin jaune…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

… Tout va bien, je t’aimerai toujours…

(ad lib.)

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