Moine et espion, également connu sous le nom de Muhammad al-Kurkunsi.
Né dans une famille de la petite noblesse austrasienne, dans l’actuelle Moselle, Raoul de Berterinde manifesta très tôt des dispositions pour l’état ecclésiastique, ce qui tombait bien puisqu’il était le benjamin des enfants de sa famille. Aussi furent sans arrière-pensée les embrassades qui marquèrent le départ de l’enfant pour l’abbaye de Gorze, récemment consacrée, où il arriva en même temps que les reliques de Saint Gorgon, ce qui apparut à l’abbé Jean (dit de Gorze) comme un signe.
Se prenant d’affection pour le jeune novice, il se chargea personnellement de son éducation spirituelle et liturgique, évoquant longuement avec lui les beautés du martyr de Saint Gorgon, dont la peau fut arrachée par des crochets de fer avant que l’on appliquât du sel et du poivre sur sa chair à vif et qui finalement fut pendu à une corde que l’on hissa lentement pour faire durer son agonie. Expliquant à l’enfant qui l’écoutait bouchée bée que pour sa patience le martyr romain se verrait récompensé au Paradis par des délices qui sont l’exact opposé des supplices qu’il avait endurés au nom du Christ (malheureusement, cette partie de l’enseignement de Jean de Gorze ayant été perdu, nous ne pouvons que conjecturer la nature desdits délices), il s’étendait aussi longuement sur le châtiment des pécheurs en Enfer, appliquant le précepte de Quintilien qui explique dans son Institution oratoire que les descriptions doivent être composées de sorte à devenir visibles (« ut cerni videantur ») dans l’esprit du lecteur.
Terrifié par les images évoquées par l’abbé, qui le poursuivaient jusque dans son sommeil, mais rassuré par la certitude d’y échapper s’il persistait dans la voie du Christ (qui correspondait à son tempérament doux et contemplatif), Raoul se montra un novice d’un zèle ardent, passionnément attaché à son maitre, qui sut en outre déceler la douleur secrète que causait à l’enfant l’éloignement de ses parents qui lui semblaient avoir oublié son existence (ce en quoi il avait probablement raison), et en tirer profit pour se l’attacher encore davantage.
Les moines de Gorze ne furent donc pas surpris que Raoul suivît Jean lorsque ce dernier fut envoyé en 953 négocier avec le Calife de Cordoue Abd al-Rahman III la reddition de l’avant-poste sarrasin du Fraxinet en Provence.
Depuis la fin du siècle précédent en effet le Fraxinet était aux mains de pirates musulmans qui y avaient établi une forteresse à partir de laquelle ils lançaient des raids sur les régions environnantes. Outre ce désagrément, le roi Otton de Germanie, à qui elles appartenaient, n’était pas sans inquiétude quant à la fidélité de la population locale à ses maitres légitimes : certes, il était difficile de confondre un groupe hirsute de pirates ne sortant de leur forteresse que pour piller les biens des paysans ou pour repousser les armées de libérateurs chrétiens, dévastant les récoltes au passage, avec l’administration de suzerains légitimes qui, en échange de leur protection armée contre les invasions étrangères réclamaient leur juste part du produit du travail des serfs qu’ils laissaient travailler sur leurs propriétés, mais bien que cruciale, cette distinction était surtout lexicale et risquait donc de ne pas être bien comprise par les esprits simples de ces paysans misérables.
Jean de Gorze se mit donc en route pour Cordoue, emportant avec lui la missive d’Otton et mettant constamment en garde Raoul de Berterinde contre les séductions des Mahométans qui se vautrent dans la luxure comme des cochons dans leur auge, et qui, pour prix de leur ignoble paganisme, étaient promis à passer l’éternité dans les chaudrons d’excréments bouillants de l’Enfer.
Ils furent à leur arrivée dans la capitale du royaume d’al-Andalous accueillis par ibn Chaprout, un proche conseiller du Calife. Celui-ci leur octroya une vaste demeure pour qu’ils puissent s’y reposer et y entreposer, avant leur rencontre avec Abd al-Rahman, les nombreux cadeaux que le roi Otton envoyait à ce dernier.
Mais il n’y avait pas de cadeaux : seulement une lettre que Jean de Gorze tendit avec un sourire aux lèvres à ibn Chaprout, qui blêmit en prenant connaissance de son contenu, et expliqua à l’abbé que s’il la transmettait au Calife, celui-ci serait obligé selon la loi de l’Islam de les faire exécuter.
Gorze rétorqua qu’il en était conscient et qu’il n’avait autre faveur à demander, pour son disciple et pour lui-même, que celle d’être mis à mort de la même façon dont Dioclétien avait usé pour Saint Gorgon. Raoul, qui prenait connaissance de cette requête en même temps qu’ibn Chaprout, blêmit à son tour, mais il n’osa rien dire.
Le conseiller répondit qu’il paraitrait étrange à un Musulman que l’on prétendît chercher, et surtout parvenir, à accéder au Paradis par la mort volontaire, et qu’il doutait que le Calife accédât à leur demande. De fait, Abd al-Rahman refusa.
Il proposa que l’abbé écrivît une autre lettre, moins insultante envers sa personne et celle du Prophète. Cela prit trois ans, dont six mois rien que pour convaincre l’abbé de Gorze de supprimer l’adjectif diabolicus. Jean finit toutefois par rédiger un message qui, sans trahir ses sentiments profonds envers l’ignoble secte mahométane, les évoquait de manière si allusive qu’il était le seul à pouvoir les comprendre. Il s’en dédommageait dans le privé par ses imprécations continuelles contre cette fausse religion satanique, imprécations qui retentissaient dans toute la villa qui avait été mise à sa disposition (et dont il refusa toujours de sortir pour visiter la ville) ainsi que dans l’esprit de son fidèle disciple, le doux Raoul (qui y resta également cloitré.)
Mais ces trois années furent également mises à profit par Jean de Gorze pour établir un plan que, si l’on ne craignait l’anachronisme, on qualifierait volontiers de machiavélique : désireux de laisser un espion à la cour du Calife, l’abbé persuada Raoul de simuler sa conversion à l’Islam. Ainsi pourrait-il livrer à la Chrétienté des informations de première main sur les faits et intentions des Omeyyades. Peu soucieux de passer plusieurs années à prétendre avoir embrassé une foi que, pour une large part grâce à l’enseignement de son maitre, il avait prise en horreur, Raoul fit violence à sa nature et commença par refuser, s’attirant l’ire de l’abbé qui lui remonta que les Saints et les martyrs, du haut des Cieux d’où ils voyaient et entendaient tout, rougissaient en cet instant des paroles qu’ils venaient d’entendre, qu’il était lui même dévasté par l’ingratitude de celui en qui il avait toujours vu, non pas seulement un disciple, mais aussi et surtout un fils, « oui, un fils ! », et qu’il irait cracher à la face d’Abd al-Rahman plutôt que de repartir de Cordoue sans avoir la certitude que la Chrétienté ne serait pas en danger à cause de l’apostasie d’un jeune homme dont la foi n’était pas assez ferme pour affronter, non pas le martyr, non pas les rudes servitudes de la conduite des âmes (auxquelles lui, Jean, se soumettait humblement) mais une tâche facile, agréable aux yeux du Seigneur, et qui ne lui couterait que quelques mois de patience. Manquait-il à ce point de foi, de discipline, d’obéissance, de reconnaissance ?
En larmes, Raoul se jeta à genoux, embrassa les pieds de son maitre, implora son pardon et accepta sa mission.
Le message réécrit par Jean de Gorze plut au Calife, qui ne vit pas malice dans les éloges hyperboliques adressés au Prophète et à lui-même, et c’est couvert de présents que l’abbé et son disciple s’apprêtaient à quitter le royaume omeyyade lorsque ce dernier, en rougissant, confessa à son maitre, devant toute la Cour, qu’il désirait rester en terre musulmane, ayant embrassé secrètement la foi de Mahomet dont il avait découvert toute la beauté et toute la vérité. Jean de Gorze joua l’indignation, promit les flammes de l’Enfer à son ancien disciple, qui en frissonna intérieurement, mais il se montra moins habile comédien que fin politique : le contraste entre le registre courroucé de son discours, essentiellement pris en charge par des figures de rhétorique, et son air chafouin, attisèrent les soupçons du Calife, qui décida néanmoins de laisser partir l’abbé tout en conservant le novice. Mais il le fit étroitement surveiller, ce qui découragea les velléités d’approches du prélat mozarabe que Gorze avait chargé de servir d’intermédiaire entre Raoul et lui-même.
Revenu en terre Chrétienne, l’abbé s’étonna tout d’abord de ne pas recevoir de messages de son espion, mais au bout de quelques mois, d’autres activités requirent son attention, et il retourna dans son abbaye où il se consacra à aider un autre de ses disciples qu’il avait chargé d’écrire le récit de son existence exemplaire, sous sa surveillance tatillonne. L’hagiographie en question, Historia de vita Johannis Gorzie coenobii abbatis, par Jean de Saint-Arnoul, revient en détails sur la mission de l’abbé auprès du Calife de Cordoue, mais ne mentionne pas le nom de Raoul de Berterinde.
Jean de Gorze s’éteignit paisiblement en 974, dans la certitude que sa dépouille serait mises en pièces et éparpillée dans tous les monastères et abbayes du Saint-Empire, conservée dans des reliquaires de toutes sortes. Il avait eu avant de mourir le plaisir d’apprendre la destruction du Fraxinet et ne doutait pas que son intervention auprès du Calife avait été décisive en cette affaire, ce en quoi il se leurrait vraisemblablement, puisque toute mention du comptoir sarrazin avait disparu du message qu’il avait réécrit pour ce dernier.
Jean de Gorze manqua de peu la sanctification, mais il fut tout de même béatifié.
Raoul de Berterinde passa les vingt-cinq années qui lui restaient à vivre à Corfou, sous le nom musulman de Muhammad al-Kurkunsi, et sans que la surveillance dont il faisait l’objet ne se relâchât. On lui imposa même de prendre femme, ce qui le priva de l’unique soutien spirituel qui lui restait et qui le réconfortait un peu lorsqu’il se retrouvait enfin seul dans sa chambre : la prière vespérale.
Maudissant toujours en son cœur la foi mahométane, conscient de s’enfoncer davantage dans le péché à chacune de ses génuflexions en direction de la Mecque, qu’il accomplissait avec une répugnance qui n’avait d’égale que celle que lui inspirait l’acte de chair auquel il était contraint de se livrer de temps à autre, Raoul ne survécut que quatre ans à son maitre. En 978, les douleurs d’estomac qui le taraudaient depuis des années s’aggravèrent subitement, et il dut s’aliter.
Sentant sa fin proche, assuré de la damnation éternelle après un quart de siècle sans confession ni communion, Raoul revit en son esprit les visions infernales évoquées jadis par l’abbé de Gorze qui avaient si prodigieusement impressionné son imagination d’enfant, et il frissonna.
Il envisagea de faire appeler à son chevet l’évêque mozarabe de Cordoue et de confesser à ses proches (il était père de trois enfants) l’imposture de sa conversion, mais il n’osa pas.