Permutation de la Flandre et de la Wallonie (2/3)

(Lire ici la première partie du récit de la permutation de la Flandre et de la Wallonie)

Burlet fut donc tiré de sa retraite et prié de remettre sa machine en marche.

Il fallut quelques jours à l’ingénieur pour effectuer les nouveaux réglages, d’autant plus que le Premier ministre avait expressément demandé que Bruxelles ne fût pas concernée par la permutation (cela l’aurait fâcheusement rapprochée des frontières allemandes et françaises.) Enfin, le soir du 11 octobre 1932, Renkin et ses ministres se rendirent dans le plus grand secret chez Burlet, dans la banlieue de Namur (qui à ce moment-là, et pour quelques heures encore, était situé à proximité de la frontière néerlandaise), puisque c’est dans le sous-sol de son petit pavillon qu’était entreposé le Rectificateur géodésique. Le savant serra le Premier ministre dans ses bras, expliquant que voir à nouveau fonctionner son appareil était le plus beau cadeau d’anniversaire qu’on eût pu lui faire (il venait de fêter son quatre-vingtième anniversaire.)

Une fois revenu de ses émotions, et tout en actionnant les manettes de sa machine, Burlet céda quelque peu à la nostalgie, et raconta aux ministres les craintes que lui avaient données le Rectificateur à l’époque de son premier essai :

« Je me demandais si la Corse permuterait véritablement avec la mer, ou si elle n’allait pas simplement être déplacée, expliquait-il en riant. Pensez donc, si ç’avait été le cas, un monstrueux raz-de-marée aurait englouti Marseille. »

L’anecdote détendit médiocrement une atmosphère qui se faisait grave et tendue à mesure que l’on approchait du moment fatidique.

« Et ça fonctionne comment ? demanda Cocq.

— C’est très simple : la Wallonie va se soulever et se déplacer vers l’espace occupé par la Flandre. Pendant ce temps, la Flandre va passer sous la Wallonie et glisser vers l’espace laissé vacant. Ensuite, les deux plaques vont délicatement se poser à leur nouvel emplacement. Le tout va prendre un peu plus de deux heures. Il ne faut pas aller trop vite, cous comprenez, pour que les gens ne se rendent compte de rien.

Van Dievoet demanda si par hasard il n’aurait pas été possible de faire passer la Flandre au-dessus plutôt qu’au-dessous de la Wallonie.

— Oh ne vous inquiétez pas, répondit l’affable savant qui avait compris les craintes implicites du baron, si la chose devait mal tourner, au-dessus ou au-dessous, ça ne changerait pas grand chose : les deux régions seraient dévastées.

— Espérons que tout se passera bien », conclut Houtard, philosophe.

Un silence de mort s’établit dans le pavillon. Tous observaient Burlet tirant et poussant des manivelles d’une main étonnamment ferme pour son âge, les yeux mi-clos, la bouche serrée.

Au bout de quelque temps, un léger vrombissement se fit entendre.

« C’est normal, ce bruit ? demanda Cocq.

— Pardon ?

— Ce bruit qu’on entend, c’est normal ?

— Quel bruit ? …

Burlet approcha son oreille de la machine.

— Oh, ça ! Non, c’est juste que l’appareil est peu rouillé. »

Renkin pâlit.

Lorsque l’ingénieur annonça que la permutation commençait (« Nous nous élevons au-dessus de la surface de la Terre. Vous sentez ce petit tremblement sous vos pieds ? ») les ministres, sans s’être concertés, se donnèrent la main (après un instant d’hésitation, van Dievoet saisit celle que lui tendait Cocq) et se livrèrent à une prière silencieuse (initialement à voix basse, mais Burlet leur dit que le bruit le gênait et qu’il avait besoin de se concentrer.)

« Mais serrez moins fort, mon vieux ! Vous me faites mal ! » s’exclama au bout d’un moment une voix non identifiée (peut-être celle de Robert Petitjean, Ministre des Arts et des Sciences.)

— Chut enfin ! s’énerva Burlet, vous allez tout me faire rater ! »

Le silence retomba sur l’assemblée. Renkin, déjà pâle, blêmit.

Fernand Cocq devait bien plus tard assurer que van Dievoet avait profité de la circonstance pour serrer sa main de toutes ses forces « au point de me briser les os, si je les avais eus fragiles. » Accusation que le baron balayait d’un geste, affirmant que sa poignée n’était pas plus ferme que ne l’exigeaient la situation et la main singulièrement moite de son collègue wallon.

La voix de Burlet retentit alors : « Attention, Messieurs, dans un instant… »

Les ministres retinrent leur souffle tandis que l’ingénieur laissait sa phrase en suspens, fixant les oscillations de l’aiguille sur l’écran du Rectificateur. Renkin scrutait le visage tendu de Burlet, interprétant tantôt dans un sens tantôt dans l’autre le tic convulsif qui agitait sa lèvre inférieure.

La tension atteignit son comble, puis le dépassa. Les spectateurs commencèrent à trouver le temps long. On entendit un bruit sourd et prolongé, comme celui d’une baudruche que l’on dégonfle, dont l’origine sembla d’abord inconvenante, suivi d’une sorte de bref braiment : c’était Petitjean qui, ne parvenant plus à retenir sa respiration, avait expiré le plus discrètement possible avant de reprendre goulument son souffle. Suivant son exemple, les autres ministres recommencèrent à respirer, à l’exception de Cocq et de van Dievoet qui se jetaient des regards de biais, chacun attendant que l’autre cédât le premier, et dont les visages commençaient à devenir cramoisi.

Heureusement pour eux, Burlet annonça alors :

« Ça y est, c’est fait !

— Vous voulez dire… commença Renkin.

— Oui, oui. Messieurs : la permutation est effectuée ! »

Les Ministres laissèrent exploser leur joie, tombant dans les bras les uns des autres (à la suite d’une habile manœuvre d’évitement, Cocq alla tomber dans ceux de François Bovesse, le ministre namurois des PTT), se congratulant mutuellement, s’émouvant d’avoir vécu ensemble ce moment intense, éprouvant mais mémorable. Un large sourire illumina le visage de Renkin qui avait retrouvé ses couleurs naturelles, mais qui blêmit de nouveau lorsqu’il entendit van Dievoet dire à mi-voix : « Bruxelles est à nous. »

Il n’avait pas pensé à ça.

(lire ici la troisième et dernière partie de la permutation de la Flandre et de la Wallonie)

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