Parmi les spectacles insolites qui se présentent aux abords des routes qu’empruntent les automobilistes et que la plupart du temps ils ne remarquent pas, faute de tourner un instant la tête (ce que nous ne songeons pas à leur reprocher, bien au contraire) figure assurément l’énorme hangar en béton armé d’Écausseville dans la Manche, dont on aperçoit, lorsque l’on se rend à Cherbourg, la silhouette oblongue et massive depuis la Nationale 13 aux jours de beau temps (tous ceux qui connaissent la Normandie comprendront à quel point la restriction est d’importance.) Longtemps propriété de l’armée, qui ne l’a jamais véritablement exploité, cet étonnant bâtiment de cent cinquante mètres de long sur vingt de large et autant de haut a été racheté au début des années 2000 par la Communauté d’agglomérations du Cotentin qui l’a partiellement réhabilité et ouvert au public. A l’intérieur, de larges panneaux explicatifs rappellent l’historique du site, de la décision de sa construction prise dans la précipitation à la fin de l’année 1917 jusqu’à ses utilisations ludiques et pédagogiques contemporaines. On y apprend que jusqu’en 1933 s’allongeait à quelques mètres de là un premier hangar, de bois celui-ci, qui était à peine achevé qu’on estima qu’il n’était pas suffisamment solide et qu’il fallait en construire un second pour le remplacer. Certes, l’armée n’est pas une institution que sa propension naturelle porte à regarder à la dépense, surtout en temps de guerre, mais tout de même ce gaspillage de temps, de moyens et d’énergie a de quoi interroger l’esprit curieux, qui en cherchera en vain l’explication sur les panneaux destinés à l’information du public.
Cette explication existe pourtant, mais pour être pleinement comprise elle nécessite de remonter deux ans avant l’inauguration du hangar de bois, et son cheminement de nous amener à faire plusieurs détours, dont le premier par Orléans, où débute ce récit.
le 4 septembre 1915 en milieu d’après-midi, un homme au visage poupin, serré dans un uniforme d’officier trop étroit pour lui, un carton à dessins sous le bras, marchait d’un air soucieux dans la rue de Bourgogne. Il s’agissait du lieutenant permissionnaire Augustin Perlochon qui se dirigeait vers la Préfecture du Loiret, également à cette époque siège de la cinquième Région militaire française, après l’obligatoire visite de courtoisie rendue à sa famille, qui bien entendu l’avait interrogé sur ses faits d’armes.
Mais du front, l’officier avait en réalité vu peu de choses : affecté au Service automobile des armées mis en place après que les taxis parisiens eussent démontré tout l’intérêt de l’utilisation de véhicules motorisés dans la conduite d’une guerre de mouvements, l’enlisement du conflit dans une guerre de positions ôtait beaucoup de son caractère d’urgence aux missions qui lui étaient confiées ; aussi disposait-il de beaucoup de temps libre. Ingénieur à l’usine Renault dans le civil, cet ancien polytechnicien commença par l’occuper en poursuivant ses recherches sur l’amélioration du moteur à combustion sur lequel il travaillait avant le déclenchement des hostilités. Mais la vision des colonnes de soldats harassés revenant des premières lignes, les discussions qu’il avait eues avec plusieurs d’entre eux, qui lui décrivaient l’horreur des tranchées, où l’on se noyait dans la boue les jours de forte pluie et où l’on ne comptait plus le nombre de pieds gelés qu’il avait fallu amputer à cause des frimas de l’hiver, avaient orienté ses réflexions dans une autre direction. C’était justement leur fruit qu’il allait cet après-midi-là présenter à la Direction régionale des inventions intéressant l’Armée (DRIIA) dont le bureau était installé dans les locaux de la Préfecture.
Lorsqu’il eut précisé au planton son identité et l’objet de sa visite, celui-ci le fit patienter sur une chaise dans le couloir un temps que Perlochon jugea peu respectueux de sa qualité d’ancien de l’X et de l’école des Mines venu mettre ses compétences et son savoir-faire au service de la Nation mais qui, examiné à l’aune des délais moyens d’attente en vigueur dans les administrations françaises, était tout à fait raisonnable, même pour l’époque ; puis une porte s’ouvrit enfin livrant passage à un secrétaire qui lui annonça que le Capitaine l’attendait.
L’ingénieur entra dans une vaste pièce élégamment lambrissée, au fond de laquelle, dos à la fenêtre et penché sur un bureau de style Louis-Philippe, il eut la surprise de découvrir :
« Breloque ! Ça alors !
L’interpellé leva une tête longue et maigre :
– Polochon ! Ben mon vieux, pour une surprise !
Les deux officiers s’avancèrent l’un vers l’autre les bras écartés, se rejoignant approximativement au centre de la pièce (le Capitaine, qui avait dû se lever et contourner son bureau, avait perdu un peu de terrain) pour une vigoureuse accolade, avant que « Breloque » n’entrainât son camarade vers le coin salon de la pièce, ne l’invitât à s’assoir sur un canapé et lui-même de s’affaler sur une bergère.
– Ben mon vieux ! répéta le Capitaine.
Celui qu’Augustin avait appelé « Breloque » se nommait en réalité Alexandre de Kerbrolec et il avait été son « cocon » (camarade de promotion) au temps de Polytechnique, où leur amitié s’était nouée par l’intermédiaire de quelques cigarettes échangées dans « l’amphi-gog » (les latrines de l’école) et s’était affermie autour de menues sottises commises en commun telles que les jets de bombe à eau sur le « basoff » (le sous-officier occupant la fonction de surveillant général) et des diverses vexations qu’ils faisaient subir aux élèves plus jeunes dont en leur qualité de « crotaux » ils étaient chargés de surveiller le travail à l’étude.
– Tu te souviens de Citron ? demanda Kerbrolec. Comment s’appelait-il déjà ?
– Je ne sais plus, je crois que c’était son vrai nom, répondit Perlochon, un peu ennuyé à l’évocation de ce souvenir qui ne correspondait plus à l’image qu’il voulait conserver de cette époque.
On était alors en pleine affaire Dreyfus, Zola venait d’être condamné pour diffamation envers l’armée et le pauvre « Citron » combinait le défaut d’être à la fois Juif et étudiant médiocre. Ils s’étaient méchamment acharné sur le pauvre garçon, lui faisant subir les pires vexations, comme celle d’aller vérifier la propreté des latrines après chaque passage d’élève et de les nettoyer si besoin était (bien entendu, celui-ci se faisait d’autant plus sentir, dans tous les sens du terme, que les malicieux jeunes gens se plaisaient à les laisser dans l’état le plus immonde possible), de réciter debout devant ses camarades d’étude hilares des chapitres entiers de chimie ou les passages les plus violemment antisémites de l’Essai sur les mœurs de Voltaire, en équilibre sur une jambe, en lui appliquant de vigoureux coups de règle sur le postérieur à chacune de ses erreurs, ou encore d’aller dénoncer au basoff les fautes imaginaires commises par d’autres élèves, ce qui présentait l’avantage de lui attirer les représailles de ceux-ci, les punitions de celui-là, et finalement le mépris de tous.
Le départ de l’école de Perlochon et Kerbrolec à l’issue de leur formation permit à « Citron » de souffler, mais il lui fut impossible de rattraper le retard accumulé dans ses études, et il obtint au concours de sortie de Polytechnique un rang subalterne lui interdisant de poursuivre son rêve d’entrer dans un des grands corps de l’Etat.
« Ah ! Ah ! quel con ! Reprit Kerbrolec. Je me demande ce qu’il est devenu.
– Je ne sais pas, répondit Perlochon avec gêne.
– Au fait, j’oubliais, ton affaire… Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Tu n’as pas attendu trop longtemps au moins ? Ce couillon de Werlot, il ne m’a pas dit ton nom quand il m’a dit qu’on voulait me voir. Je vais te l’envoyer en Champagne, celui-là, crois-moi ça va lui apprendre à faire poireauter les copains ! »
Perlochon l’assura que ce n’était pas la peine, qu’il n’avait de toute façon rien d’autre à faire cet après-midi-là, et il se lança dans la présentation de son projet de dispositif destiné à améliorer la vie des soldats au front : le principal problème qu’ils rencontraient, en dehors évidemment de l’ennemi, et des rats, était lié aux conditions climatiques, qui non seulement agissaient de manière négative sur leur moral, et donc affectaient leur combativité, mais pouvaient encore dans certaines circonstances mettre leur vie en danger. Ainsi, les jours pluvieux, les tranchées construites par les Français risquaient-elles de s’effondrer et d’engloutir les hommes sous des coulées de boue, comme on en avait malheureusement eu l’expérience l’hiver précédent. Lorsque le temps était froid, les doigts étaient engourdis, parfois gelés ; des soldats étaient morts dans les nuits glacées de l’Artois, de la Somme. C’est pourquoi lui, Perlochon, avait eu l’idée d’une machine permettant de maintenir, sur un espace donné, le temps au beau fixe. Il sortit ses croquis de son carton à dessins et présenta à Kerbrolec le schéma en coupe d’un appareil composé d’un récipient (haut de trois mètres et large de deux, était-il précisé en légende) dans lequel était enfoncé un tuyau au sommet duquel était fixée une valve reliée à une manivelle.
« Le principe est tout simple, expliqua Perlochon : le récipient contient un gaz en haut et un liquide en bas. Lorsque l’on actionne la manivelle, la valve s’ouvre, le gaz fait pression sur le liquide qui s’engouffre dans la valve et est propulsé à l’extérieur en direction du ciel.
– Oui, c’est ingénieux, reconnut Kerbrolec.
– Pourtant c’est enfantin. Je me demande pourquoi personne n’y a pensé avant. Bien sûr, la difficulté, c’est de trouver le gaz et le liquide adéquat. Regarde ça.
Perlochon plongea la main dans sa poche et en sortit un petit cahier qu’il tendit à son interlocuteur. Celui-ci l’ouvrit et en consulta quelques instants le contenu avec une moue dubitative.
– Ça me fait mal à la tête, toutes ces formules. Ça me rappelle les cours de chimie à l’école. Tu te souviens de Rastier (c’était leur professeur à Polytechnique). Quel emmerdeur celui-là !
– Bref, continua Perlochon en reprenant le carnet des mains de Kerbrolec, la fabrication de l’appareil en tant que tel ne pose pas de difficultés. Le plus dur, c’est de faire le mélange qu’il contient. Là, ça demande des moyens matériels assez conséquents, je ne te le cache pas. Mais je travaille sur une amélioration de ma machine qui permettra au liquide comme au gaz de se régénérer automatiquement. Tu te rends compte ? La confection du mélange ne servira qu’à donner l’impulsion initiale. Après, à mesure qu’elle se videra, la bonbonne se remplira toute seule. Alors, qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois que ça peut intéresser l’armée ? »
Kerbrolec croisa les jambes, mit ses mains sur les genoux, et ferma les yeux quelques instants. Il semblait chercher ses mots.
« Je ne sais pas trop… Je croyais que tu me montrerais quelque chose de plus… de plus… de plus offensif, tu vois ? Un truc qui leur règle une bonne fois leur compte à ces fumiers. Tu as vu ce qu’ils nous ont balancé à Ypres ? Du chlore ! Ils nous ont balancé du chlore ! Ah les salauds ! Mais j’y pense, ton machin, il n’y aurait pas moyen d’orienter la valve vers l’avant, et de leur balancer ton mélange à la gueule ?
Perlochon répondit qu’il doutait que cela produisît un résultat concluant.
– Dommage… Bon, écoute ce qu’on va faire : de toute façon, pour le moment, la DRIIA, c’est du flan. On ne sert à rien. Tout ce qu’on fait, c’est recevoir les idées absurdes de quelques illuminés (je ne parle pas pour toi) et de les classer dans des dossiers qu’on envoie moisir au service des archives. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû enregistrer deux propositions pour une bicyclette-mitrailleuse, une arbalète lance-grenades et un masque à gaz pour pigeon voyageur. Mais dans pas longtemps, tout va changer : on va devenir Secrétariat d’Etat. C’est Breton qui nous a obtenu ça. Tu le connais Breton ? Un type épatant. Pourtant c’est un socialiste. C’est lui qui va diriger le service. Ça nous changera de Painlevé. Quel snob celui-là ! Comme tous les Normaliens, tu me diras. Et qui ne jure que par les avions. Les avions, franchement ! Comme s’ils allaient nous faire gagner la guerre, les avions. Tu sais que…
Kerbrolec s’interrompit subitement, se rendant compte que dans son élan verbal il s’apprêtait à livrer des informations confidentielles dont lui-même n’était pas censé avoir connaissance.
– On fait comme ça ? Tu reviens me voir à Paris en début d’année prochaine, et je t’arrangerai ça. D’ici là, prends garde aux Fritz. Désolé de ne pas t’offrir un verre, mais je dois finir un rapport sur une invention qu’on m’a proposée, un truc sérieux pour une fois, un shrapnel amélioré : à l’intérieur au lieu de billes il y a… enfin, bref… Allez, salut mon vieux !
Kerbrolec s’était levé. Perlochon, légèrement dépité, se leva à son tour et serra la main tendue de son ancien condisciple. Pourtant il n’était pas sorti de la Préfecture que déjà il repensait à la manière dont il rendrait pérenne le contenu de sa bonbonne.
(lire ici la suite de l’histoire de la machine à beau temps d’Augustin Perlochon)