La machine à beau temps d’Augustin Perlochon (2/3)

(Lire ici la première partie de l’histoire de la machine à beau temps d’Augustin Perlochon)

Deux mois plus tard fut annoncé au Journal Officiel le changement de l’intitulé du Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, qui devenait le Ministère de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Inventions intéressant la Défense nationale. Ce n’était pas le Secrétariat d’Etat espéré par Kerbrolec (le service restait une simple Direction), mais c’était tout de même une forme de reconnaissance qui permit aux officiers envoyés en province de revenir dans la Capitale. Ils furent installés dans l’hôtel particulier de la rue de Grenelle qui abritait leur nouveau ministère de tutelle, où ils se croisaient sans se saluer avec les inspecteurs de l’Instruction publique et les artistes fonctionnaires. Toutefois, le bâtiment avait beau être vaste, le personnel y était nombreux, et la taille du local qu’occupait Kerbrolec s’en ressentit significativement : on l’avait installé sous les combles dans une pièce à peine plus grande qu’une chambre de bonne et fourni en guise de bureau un pupitre d’écolier qui l’exaspérait à chaque fois qu’il y posait les yeux, ce qu’il ne pouvait manquer de faire dès qu’il rédigeait une missive, et donnait à son style comme à sa graphie une sècheresse nouvelle et inconsciente qui s’exprimait aussi bien quand il écrivait à des subordonnés qu’à des correspondants étrangers à son ministère, et même à ses supérieurs, ne contribuant pas ainsi à leur donner une bonne opinion de lui.

Perlochon de son côté poursuivait ses calculs en vue de permettre la régénération automatique de son mélange. Il lui fallut un peu moins d’un mois pour arriver à une solution qu’il jugea satisfaisante et lorsque les fêtes de fin d’année arrivèrent, comme son unité n’était pas de celles dont le maintien à son poste revêtait un intérêt prioritaire, loin s’en fallait, il se rendit à Paris et arriva devant le 110 rue de Grenelle le 29 décembre 1915 où par un hasard heureux pour lui il tomba nez-à-nez avec Kerbrolec qui en sortait. Il l’était moins pour le capitaine qui avait remis aux huissiers une liste de six noms d’individus à qui il ne fallait pas autoriser l’accès à sa personne, où figurait celui de Perlochon, qui ne s’y trouvait en réalité pas tant pour son invention que parce que son ancien camarade ne voulait pas gâcher l’impression qu’il pensait lui avoir faite quand il l’avait reçu dans son vaste bureau orléanais en l’accueillant à présent dans un cagibi.

« Breloque ! s’exclama Augustin avec un enthousiasme légèrement outrancier.

– Ah ! Perlochon. Salut, répondit Kerbrolec d’un ton nettement moins enjoué. Comment vas-tu ?

– J’ai réussi Breloque ! Ça marche !

– Qu’est-ce qui marche ?

– Ma machine ! Ça y est, j’ai réussi l’amélioration dont je t’avais parlée. Tu te souviens, le mélange.

Le visage de Kerbrolec s’éclaira :

– On peut leur envoyer dans la gueule ?

– Non, non, la régénération, je te parle de la régénération du mélange.

– Ah.

– Allons dans ton bureau, je vais te montrer ça.

– Non ! non ! surtout pas !

– Mais qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est que… Je n’ai rien à boire là haut. Allez, viens, je t’offre un verre.

Il prit Perlochon par le bras et l’entraina dans un café situé cent mètres plus bas. Fier de la présence d’esprit dont il avait fait la preuve avec l’excuse qu’il venait d’improviser pour ne pas montrer le placard qui lui servait de bureau, il était devenu plus avenant, et c’est en souriant, une fois attablée sur une petite table de la terrasse du Café de Grenelle, qu’il entreprit son camarade :

– Alors, raconte-moi tout ? Comment ça se passe au front ?

– Oh ! tu sais, le front j’en suis loin quand même. Tout ce que je sais c’est que les Poilus disent qu’il fait froid dans les tranchées…

– Toujours à se plaindre, ceux-là ! repartit Kerbrolec avec une brusquerie qui étonna Perlochon. Tu sais ce qu’ils ont fait à Noël ces Jean-Foutre ? La trêve ! Ils ont fraternisé avec les Boches, ces cons-là. Il y en a même qui leur ont offert des cadeaux. Tu le crois, ça ? Tu imagines, si la nouvelle se propageait ! Heureusement, la censure veille.

Perlochon commençait à s’inquiéter de la véhémence du ton de son interlocuteur, qui élevait de plus en plus la voix à mesure qu’il se laissait transporter par son indignation. Déjà aux tables voisines des conversations s’interrompaient et des visages curieux se tournaient vers eux.

– Attention, je ne dis pas qu’ils sont tous comme ça, loin s’en faut, poursuivait Kerbrolec qui n’avait rien remarqué, il y a encore de vrais patriotes dans nos troupes, Dieu merci ! On m’a raconté, attends, tu vas rire, qu’à Laon des Français ont joué un bon tour à l’ennemi. Quand les Fritz ont annoncé qu’ils voulaient faire une trêve pour la Noël, ils ont répondu « Ya ! Ya ! » et ils ont proposé qu’on échange des cadeaux. Donc ils attendent que les Boches envoient les leur et en échange ils balancent, devine quoi ? Des grenades ! Ah ! Ah ! Après ils ont fait une sortie et ils ont fini de nettoyer la tranchée à la baïonnette. Ça c’est des vrais Français ! Mais les petits salauds qui font copain-copain avec l’ennemi, laisse-moi te dire qu’ils ne vont pas l’emporter au paradis : on va te les envoyer dans la Somme, et ne va pas croire que c’est un coin tranquille. Bientôt, là-bas, ça va être the place to be comme disent les Anglais, si tu vois ce que je veux dire. Alors bon, ton invention, le beau temps, la dolce vita pour les soldats, tout ça, c’est très bien, mais si tu veux mon avis, ce qu’il faut à nos hommes pour leur redonner du cœur à l’ouvrage, c’est une bonne rasade de gnôle derrière la cravate et un bon coup de pied au cul. »

Perlochon était navré par le discours qu’il venait d’entendre, notamment par sa conclusion, mais il ne s’avoua pas vaincu. Il eut la finesse de ne pas tenter de répondre frontalement aux arguments de Kerbrolec, et détourna la conversation vers un sujet plus consensuel entre les deux hommes :

– Au fait, excuse-moi je change de sujet, mais l’autre jour j’ai pensé à toi : j’ai croisé un mécanicien et je me suis dit, « Tiens, celui-là sa tête me dit quelque chose. » il avait le regard un peu torve, tu vois, un air sournois avec la tête dans les épaules et un gros pif busqué.

– Un youpin, quoi.

– Exactement. Donc je me suis demandé où j’avais pu voir un type comme ça. Quand même pas à l’X… Pourtant si, sa tête me rappelait une de celles que j’avais vue à l’école. Et soudain ça m’est revenu : il ressemblait, tu ne devineras jamais, il ressemblait à, je te le donne en mille…

– Citron ! s’exclama Kerbrolec dans un cri de joie.

– Je n’en mettrai pas ma main à couper, mais il ressemblait comme deux gouttes d’eau à Citron.

– Oh ! tu sais ils se ressemblent tous…

Le capitaine resta un instant songeur.

– Mais c’était peut-être lui, remarque, reprit-il, ce serait bien son genre de faire la guerre dans une unité de planqués. Oh ! Excuse-moi, Polochon, je ne dis pas ça pour toi. Tu ne m’en veux pas, hein ?

Perlochon le rassura d’un geste et d’un sourire qui manquait toutefois de naturel.

– Bref, je m’approche de lui, tout doucement, comme ça, sans me faire remarquer. Et arrivé derrière lui, je gueule : « Salut, Citron ! » Il a sursauté et m’a regardé tout pâle. « Je m’appelle pas Citron. Je m’appelle Goldstein » qu’il a balbutié. Mais plus j’y pense, plus je suis sûr que c’était Citron.

– Ah ! Ah ! Ah ! Goldstein ! Ils ont de ces noms ! on dirait un Boche.

– Tout le reste de la journée, je l’observais d’un air méchant. Lui, il me surveillait du coin de l’oeil et quand il devait passer près de moi, il faisait un grand tour pour m’éviter.

– Ce sont bien tous les mêmes, commenta Kerbrolec d’un air dégoûté. Ils n’ont pas de tripes.

Perlochon hocha la tête et continua de raconter le petit jeu du chat et de la souris auquel il s’était livré avec le présumé Citron, qui culminait en une séance d’humiliation publique dans les latrines, « comme au bon vieux temps. » Kerbrolec riait aux éclats.

– Sacré Polochon, va ! commenta-t-il en essuyant une larme sous son œil. Elle est cantonnée où précisément ton unité ? Il faut que je vienne voir ça. Tu imagines, s’il nous voyait débarquer tous les deux derrière lui ? Il en ferait dans son froc, le circoncis !

Malheureusement, expliqua Perlochon, il lui était interdit de révéler leur lieu de stationnement précis, même aux copains, ajouta-t-il en adressant un clin d’oeil à Kerbrolec.

– T’inquiète pas, va, je saurai vous retrouver, assura ce dernier.

Cette réponse mit Perlochon mal à l’aise. S’il y avait bien parmi les hommes de son unité un mécanicien du nom de Goldstein, il avait la mine patibulaire, un nez écrasé de boxeur et le cou d’un taureau, si bien qu’il était assez difficile de le confondre avec le malingre Citron, et vraisemblablement téméraire de bomber le torse devant lui. Au reste, l’ingénieur était en bons termes avec lui, et n’avait imaginé cette histoire de harcèlement que pour entrer dans les bonnes grâces de son compagnon avant de ramener habilement la conversation sur le sujet de son appareil. Il n’eut pas à se donner cette peine :

– Excuse-moi mon vieux, mais le devoir m’appelle, mon devoir de célibataire, dit Kerbrolec en adressant un clin d’oeil à Perlochon. Au fait, tu es casé, toi ? (Perlochon secoua la tête) Ah ! mais il faudra que je présente du monde, alors ! Tu ne le regretteras pas, tu verras.

Il se leva et désigna du doigt la chemise cartonnée que Perlochon avait apportée avec lui :

– Ce sont les plans ton truc, là ? Allez, laisse-les moi, je les examinerai, et je t’en ferai un rapport mitonné aux petits oignons. »

Ils s’embrassèrent, puis chacun repartit dans une direction différente, Kerbrolec la chemise sous le bras, Perlochon la joie au cœur.

Le rapport du capitaine fut effectivement élogieux, rédigé sur un ton chaleureux auquel il n’avait pas habitué les responsables de la commission d’examen des inventions intéressant la Défense nationale (peut-être à cause du fait qu’il l’avait écrit chez lui, et non sur le bureau d’écolier de la rue de Grenelle), si bien que celle-ci donna son accord pour qu’un prototype de l’appareil fût construit sous la supervision de Perlochon. Si la confection de la bonbonne ne posa guère de difficultés aux opérateurs de chaudronnerie de l’Armée, celle du mélange s’avéra plus complexe et fut confiée aux chimistes de la Société Le Chlore Liquide qui travaillèrent à la réaliser dans leur usine du Pont-de-Claix (Isère) au cours des mois d’avril et mai 1916. En juin, le mélange fut introduit dans la bonbonne et le tout fut expédié par train à Paris, dans l’attente d’une décision concernant le lieu où se déroulerait l’essai.

Celle-ci se fit attendre plus d’un an, pour diverses raisons qui tinrent à la fois des vicissitudes de la guerre (la bataille de Verdun concentra de longs mois durant l’attention des autorités militaires) et de celles de la politique (la Direction des inventions intéressant la Défense nationale devint un sous-secrétariat d’Etat, changea trois fois de nom, et fut rattachée à deux ministères différents.) La bonbonne de Perlochon aurait sans doute été oubliée jusqu’à la fin de la guerre dans un quelconque arsenal si le sous-secrétaire d’Etat aux Inventions Jean-Louis Breton ne l’avait évoquée au cours d’une discussion informelle avec son ministre de tutelle, Albert Thomas. Celui-ci, sensible aux questions sociales, se prit d’un vif intérêt pour cette invention supposée améliorer le sort des soldats au front, dont beaucoup étaient issus de milieux modestes. Il exigea qu’une date et un lieu fussent fixés d’ici à la fin de l’été.

C’est ainsi que 24 août 1917, le lieutenant Perlochon fut invité à tester son appareil dans le vaste hangar à dirigeables qui venait d’être inauguré dans la commune d’Écausseville.

Il fut accueilli devant l’entrée du hangar par un groupe de messieurs d’un certain âge, tous habillés en civil, à l’exception d’un colonel du génie, du Poilu renfrogné à la moustache épaisse qui devait s’occuper de tourner la manivelle destinée à mettre l’appareil en marche, et du capitaine Kerbrolec qui adressa un clin d’oeil à son camarade. Perlochon reconnut parmi les civils la silhouette massive de Jean-Louis Breton, que la curiosité avait poussé à venir assister à l’expérience, même si dès l’époque de son examen par la commission de la DIIDN il avait exprimé des réserves à son sujet ; mais il ne reconnut pas immédiatement l’homme à la figure joviale qui l’accompagnait et qui n’était autre qu’Albert Thomas, qui avait profité d’un voyage protocolaire dans la région (l’inauguration d’un haut fourneau de la Société Normande de Métallurgie) pour se joindre à la délégation civile. Augustin fut ensuite présenté au rigide colonel Lourdot de Chavannes, qui devait en assurer la sécurité et représentait l’autorité militaire.

« Messieurs, si nous sommes prêts, nous allons pouvoir commencer, déclara le colonel. La guerre n’attend pas, ajouta-t-il plutôt gratuitement.

– Je suis prêt, répondit Perlochon.

Il s’écarta un peu et attendit, les mains derrière le dos, le regard perdu dans le lointain.

– Mais qu’est-ce que vous foutez ? l’interpella le colonel.

– J’attends que l’on sorte l’appareil, pourquoi ?

– Et son Altesse désire qu’on lui apporte un cigare avec ça ? railla le colonel. Ici, c’est l’armée, lieutenant, on n’est pas chez maman, alors vous allez me faire le plaisir de bouger votre cul et de le transporter dans ce hangar.

– Mais… On ne va quand même pas faire l’essai à l’intérieur ?

– Et pourquoi non ?

– Excusez-moi mon colonel, mais c’est une machine à fabriquer du beau temps, il faut pulvériser le mélange à l’air libre, sinon ça n’a aucun sens !

Le colonel leva sa badine en l’air :

– Dites-moi lieutenant, que voyez-vous là-haut ?

– Eh bien, le ciel, pourquoi ?

– Et de quelle couleur est-il ?

– Bleu, il est bleu, mais je ne vois pas…

– Et pourquoi est-il bleu, lieutenant ?

– Je suis désolé, mais je ne comprends pas…

– Je vais vous le dire, moi, pourquoi il est bleu, le ciel : il est bleu parce que nous sommes au mois d’août, qu’il n’y a pas de nuages et qu’il fait vingt-cinq degrés à l’ombre. Voilà pourquoi le ciel est bleu. Maintenant dites-moi lieutenant : qu’est-ce qu’on en a à foutre que votre putain de machine nous envoie du soleil, quand il fait déjà vingt-cinq degrés ?

– Je comprends, colonel, balbutia Perlochon, mais…

– Dans l’armée il n’y a pas de « mais », lieutenant, fourrez-vous ça dans le crâne !

– C’est que je n’ai pas prévu cela dans mes calculs, lança l’ingénieur dans un souffle.

– Vous voulez savoir où vous pouvez vous les mettre, vos calculs, lieutenant ?

– Excusez-moi colonel, l’interrompit Breton, mais peut-être le lieutenant a-t-il raison : s’il n’a pas tenu compte dans ses calculs de la présence d’une surface résistante, cela pourrait fausser les résultats de l’essai. Ne pourrait-on pas plutôt sortir l’appareil ?

Le colonel, qui était devenu très rouge quand il avait entendu hasarder l’hypothèse que Perlochon pût avoir raison, leva haut le menton et répondit avec raideur :

– Négatif, Monsieur le député. En ma qualité de responsable de la sécurité de l’opération, je ne puis en garantir le caractère confidentiel si l’on procède à l’extérieur. C’est la guerre, Messieurs, continua-t-il en élargissant le champ de ses interlocuteurs à l’ensemble du groupe, et je ne vous apprendrai rien en vous disant que les espions sont partout. Imaginez que l’ennemi découvre ce que nous sommes en train de faire ?

– Mais ça risque de rater ! l’interrompit un Perlochon désespéré.

– Raison de plus. Vous ne voudriez pas que la propagande boche en profite pour se foutre de notre gueule, non ?

– Ça pourrait être dangereux ! tenta une dernière fois Perlochon.

Le colonel balaya l’objection d’un geste de sa badine, comme s’il chassait un moustique :

– C’est normal, c’est la guerre. Allez, hop ! on y va. Messieurs, après-vous, conclut-il en s’effaçant pour inviter le groupe d’observateurs à entrer.

– Si vous le permettez, colonel, nous allons rester dehors, répondit Breton au grand soulagement de ses collègues, rien ne sert de tous s’entasser dans le hangar. Nous verrons assez bien d’ici.

– Comme vous voulez, s’inclina le colonel. Allez, lieutenant, en piste ! »

Perlochon, accompagné du Poilu désigné pour mettre en route la machine, le suivit la tête basse, comme un élève pris en faute que le surveillant général escorterait dans le bureau du proviseur.

Le hangar avait été entièrement vidé, à l’exception de la bonbonne de Perlochon que l’on distinguait à peine au centre de cet entrepôt long de presque cent cinquante mètres. Les trois hommes s’avancèrent en silence vers le récipient dont la forme rappelait, en plus trapue, les bouteilles à oxygène qu’utilisaient les plongeurs sous-marins (en dépit des recommandations de Perlochon, ses dimensions avaient été divisées par deux par rapport à celles fixées par le savant.)

« Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda le colonel en baissant les yeux vers l’appareil.

– Il faut tourner la manivelle, répondit Perlochon d’un air absent, en contemplant l’objet de ses longs mois de réflexion.

– Soldat, fais ton devoir, annonça le colonel d’un air martial en se tournant vers le Poilu.

Celui-ci s’exécuta et presque immédiatement se fit entendre le bruit d’une expiration sifflante et prolongée.

–  Ça commence, murmura Perlochon.

– Et comment saura-t-on si l’appareil fonctionne correctement ? demanda le colonel.

Perlochon haussa les épaules.

– Oh ! regardez là-haut ! dit soudain le soldat.

Ils levèrent la tête. A la verticale de l’appareil, la charpente du hangar, vingt mètres au dessus d’eux, se constellait de petites tâches jaunes brillantes dont le diamètre s’étendait peu à peu.

– C’est donc à ça qu’elle sert votre machine, demanda le colonel sarcastique, à repeindre les plafonds ?

Tout à coup l’une des tâches sembla briller de manière plus intense, puis se détacha du plafond pour onduler mollement en suspension dans l’air. Une autre l’imita, puis une troisième, et bientôt le champ de vision des trois hommes fut envahi par ces formes étranges et scintillantes qui flottaient comme de petits mouchoirs de gaze sous l’action du vent, mais qui crépitaient en jetant de petites étincelles quand elles entraient en collision les unes avec les autres. Perlochon les contemplait, béant de stupéfaction.

– On dirait qu’elles descendent, dit le colonel.

– Il faudrait peut-être arrêter la machine, proposa le soldat.

Le colonel hocha la tête et le Poilu saisit la manivelle. Il entreprit de la resserrer.

– J’y arrive pas.

– Lieutenant, faites quelque chose ! ordonna le colonel.

– Hein ? Quoi ? Oui, bien sûr.

Il se précipita pour aider le soldat.

– Tout va bien là-bas ? cria Breton depuis la porte du hangar.

– Au poil ! répliqua d’une voix sonore le colonel en mettant ses mains en porte-voix devant sa bouche. Quelle bande de cons, ajouta-t-il plus bas. Alors, reprit-il en se tournant vers Perlochon et le soldat. Vous y arrivez, oui ou merde ?

– C’est bloqué, répondit le soldat entre deux efforts.

Au-dessus d’eux, les formes lumineuses continuaient leur danse délicate, insensiblement mais inexorablement dérivant vers le sol.

– Y a pas à dire, lieutenant, votre invention elle sert peut-être à rien, mais c’est beau, assura le colonel avec une teinte d’admiration dans la voix.

Le soldat leva les yeux :

– On dirait de la pisse.

– Imbécile ! grimaça le colonel.

Il tendit la main pour attraper au vol l’une des tâches qui s’y déposa délicatement.

– C’est bizarre, ça n’a pas de consistance, mais c’est chaud. C’est même brûlant. Ah oui ça brûle.

Il secoua la main pour essayer d’en chasser la tâche.

– Putain ! qu’est-ce que ça brûle ! ça brûle !

Le colonel se mit à hurler, tentant d’éteindre le feu invisible qui brûlait sa main en la recouvrant avec l’autre, mais ne réussissant qu’à propager la douleur à cette dernière.

– Aidez-moi bon Dieu ! supplia-t-il en se tournant vers les deux hommes qui l’accompagnaient.

– Ça va toujours ? entendirent-ils Breton crier au loin d’une voix inquiète.

– Barrons-nous avant que ça nous tombe sur la gueule ! lança le soldat à Perlochon.

Tous deux se levèrent et commencèrent à courir sans un regard pour le colonel qui se tordait maintenant de douleur, les deux genoux à terre, et tentait d’éteindre le feu qui le consumait en frappant le sol de la paume de ses mains.

– Merde ! Polochon qu’est-ce que t’as foutu ? marmonna Kerbrolec pour lui-même en voyant son camarade se précipiter vers eux.

Tout à coup une énorme déflagration secoua les murs du hangar dont le bois produisit un grincement sinistre. Les membres de la commission furent giflés par le souffle de l’explosion, et bientôt une épaisse fumée noire s’échappa de l’intérieur du hangar, les faisant suffoquer.

– Mon Dieu ! s’exclama Breton. Dans quel état va-t-on les retrouver ? »

(lire ici la suite et la fin de l’histoire de la machine à beau temps d’Augustin Perlochon)

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