(Lire ici la première partie du Projet EPR)
C’est en mai 1954 que le jeune ingénieur physicien qu’était alors Perlochon reçut la visite qui devait un demi-siècle plus tard sceller son destin. Tout juste revenu d’Algérie où il effectuait une mission pour le compte du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), il avait obtenu quelques semaines de congé qu’il avait décidé de passer auprès de Germaine, sa mère, dans la maison familiale de la rue Sainte Catherine à Orléans. C’était une belle après-midi ensoleillée. Ferdinand somnolait dans l’un des fauteuils du salon en faisant mine de s’intéresser aux propos de sa mère, qui ne se lassait pas d’évoquer pour son fils les terribles rigueurs de l’hiver précédent.
« La Loire était toute gelée, expliquait-elle. De Paris jusqu’à la mer.
– La Loire ne passe pas à Paris, maman, répondit Ferdinand à demi assoupi.
– C’est pourtant ce qu’ils ont dit dans le poste, rétorqua la vieille dame vexée. Toi tu ne peux pas savoir, tu étais en Algérie.
– Il faisait froid aussi là-bas, tu sais.
– Tu es bien le fils de ton père. Tu veux toujours avoir le dernier mot.
Germaine remonta son châle sur ses épaules. Malgré la douceur de la température, elle était toujours transie. Décidément elle ne se remettait pas de cet effroyable hiver. Elle s’apprêtait à formuler ce constat à voix haute lorsque la clochette de la porte d’entrée fit entendre son carillon nasillard.
– Tiens ? On sonne, fit-elle un peu inutilement remarquer. Qui cela peut bien être ?
– Ne bouge pas, maman, j’y vais, dit Ferdinand en s’extirpant avec difficulté de son fauteuil.
– Non, non, reste assis, j’y vais, répondit vivement sa mère en se levant à son tour.
Elle trotta d’un petit pas vif vers l’entrée.
– C’est peut-être Madame Trochu, ajouta-t-elle avant de disparaître dans le couloir.
Ferdinand se laissa lourdement retomber dans le fauteuil et immédiatement se mit à piquer du nez.
Il fut réveillé par sa mère qui était revenue accompagnée d’un homme d’une trentaine d’années aux cheveux bruns soigneusement peignés en arrière, vêtu d’un austère costume de couleur sombre et qui suivait Germaine d’un pas légèrement guindé.
– Ferdinand c’est un monsieur pour toi.
– Excusez-moi Madame mais il doit y avoir erreur s’interposa poliment le visiteur. C’est monsieur Augustin Perlochon que je désirais rencontrer.
– Mon mari ? Ah mon pauvre Monsieur, vous arrivez bien trop tard. Augustin est parti il y a cinq ans. Comme le temps passe vite ! ajouta la bonne dame pour elle-même.
– Parti ?
– Il est mort mon pauvre Monsieur.
Le jeune homme accusa le coup. Il baissa la tête et son visage prit un air de désappointement si intense qu’il s’attira la sympathie de Ferdinand :
– Si ce n’est pas indiscret, pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous désiriez voir mon père ? Peut-être pourrons-nous vous être utile ?
L’inconnu passa la main sur son front :
– Je ne sais pas, Monsieur, je désirais entretenir Monsieur votre père d’un fait assez ancien : a-t-il déjà évoqué avec vous l’incident d’Ecausseville ?
– Oh vous savez, s’interposa Germaine, mon mari ne nous parlait pas beaucoup de son travail. Il ne se plaisait pas chez Citroën. Hein, Ferdinand ?
– C’était pendant la guerre, Madame, précisa le visiteur avant que Ferdinand n’ait eu le temps de répondre à sa mère.
– Ah mais pendant la guerre mon mari a eu un comportement irréprochable ! rétorqua madame Perlochon soudain soupçonneuse. Et mon fils a fait partie de la Résistance ! Dis-lui, Ferdinand.
Le jeune homme regarda attentivement Ferdinand Perlochon avec dans le regard une lueur qui, sembla-t-il à ce dernier, était de sympathie. Ferdinand de son côté esquissa un petit sourire gêné. L’inconnu s’inclina :
– C’est un honneur que de vous rencontrer, Monsieur Perlochon, dit-il d’une manière un peu théâtrale avant de se tourner à nouveau vers Germaine : Je vous prie de m’excuser, Madame, mais c’est encore un malentendu. Je voulais parler de la guerre précédente. Une expérience scientifique qui malheureusement n’avait pas eu les effets escomptés.
– Une expérience scientifique dans un cadre militaire ? demanda vivement Ferdinand brusquement intéressé.
– Oui, Monsieur. Une machine. Construite par votre père et le mien.
– Non, il ne m’en a jamais parlé. Ça te dit quelque chose, maman ?
La vieille dame écarta les bras et secoua la tête.
– Mais Augustin gardait tout dans un coffre, dans son bureau à l’étage. Il y a un tas de paperasses là-dedans. Je voulais les jeter, mais Madame Trochu m’a dit que ça pourrait peut-être t’intéresser un jour. Vous n’avez qu’à y aller voir. La combinaison est marquée dessus.
Son fils prit un air gêné dont l’inconnu remarqua immédiatement la cause :
– Peut-être avant d’aller plus loin conviendrait-il que je vous éclaircisse davantage sur les motifs exacts de ma visite, dit-il en regardant Ferdinand avec un sourire. Le problème est que c’est une affaire un peu délicate. Elle n’a jamais été déclassifiée…
– Vous pouvez compter sur ma discrétion, assura Ferdinand.
Il se tourna vers Germaine : il allait ajouter machinalement « ainsi que sur celle de ma mère », mais à peine avait-il ouvert la bouche qu’il la referma en rougissant.
– Moi par contre je ne sais pas tenir ma langue, expliqua la bonne dame en riant. Je vais vous laisser. Ferdinand, si Madame Trochu vient, dis-lui que je suis chez Madame Brulotte. Au revoir Monsieur.
Une fois Germaine Perlochon partie, les deux hommes se considérèrent un instant en silence. Enfin l’inconnu s’approcha de Ferdinand la main tendue :
– Gwendall de Kerbrolec, se présenta-t-il. Croyez-bien que je suis enchanté de faire la connaissance du fils d’un homme dont mon défunt père m’a beaucoup parlé, et toujours avec la plus grande admiration.
(Lire ici la suite du Projet EPR)