(Lire ici la précédente partie du Projet EPR)
Une ou deux fois par an, en général dans un café parisien, Perlochon retrouvait Kerbrolec, à qui il faisait part de ses maigres avancées. Le Breton ne montrait jamais de signe d’impatience. Il rassurait Ferdinand :
– Nous avons le temps. Vous y arriverez j’en suis sûr. Personne mieux que vous n’est qualifié pour parachever l’œuvre de nos pères.
Petit à petit les deux hommes étaient devenus amis, une amitié fondée sur l’estime réciproque plutôt que sur les confidences dont l’un et l’autre étaient avares, Gwendall surtout, ainsi que le lui fit remarquer Ferdinand un jour en souriant.
– C’est un trait de caractère que je dois à mon père, avoua Kerbrolec en rougissant légèrement.
Ferdinand trouva charmant cet hommage discret.
Sur le plan idéologique, le Breton semblait être une espèce d’internationaliste. C’est du moins ce que Ferdinand avait déduit de certains de ses propos, en particulier concernant son opposition farouche à ce que le projet de la nouvelle machine à beau temps fut pris en charge par l’État français.
– Pour qu’il ne l’utilise qu’à son profit, comme d’habitude ? Merci bien ! Non, non, il faut garder ça entre nous. Quand tu en auras fini avec la mise au point des formules, je te présenterai quelques personnes de confiance qui fourniront la logistique et les fonds nécessaires pour la construction de l’appareil.
– D’autres sont au courant ?
– Quelques-uns. Des hommes remarquables, tu peux m’en croire. Mais qui préfèrent rester dans l’ombre. Tu les connaitras le moment venu.
– On dirait une société secrète, rigola Ferdinand.
– En quelque sorte, concéda Gwendall sans se départir de son sérieux.
La rencontre eut finalement lieu en juin 1974 : ce n’est qu’à cette époque que Ferdinand estima que ses calculs (il avait fini par abandonner le déchiffrage de ceux de son père) étaient suffisamment aboutis pour permettre d’envisager la construction de la machine. Divers évènements d’ordre professionnel comme privé expliquent le retard qu’il avait pris, au premier rang desquels son mariage, qui constitua une surprise pour tous ceux qui le connaissaient, suivi de la naissance de ses enfants. Il y en eut également de plus tristes, en particulier la mort de sa mère, la vaillante Germaine, qui s’éteignit le 30 mai 1968 devant son poste de télévision alors qu’elle regardait la grande manifestation sur les Champs-Élysées. Ferdinand connut enfin des périodes de découragement. Dans ses pires moments de doute, il pouvait heureusement compter sur le soutien indéfectible de Gwendall, qui trouvait toujours les mots pour le remotiver.
C’est donc en janvier 1974 que Perlochon découvrit de manière totalement inattendue la solution au principal problème qu’il rencontrait en consultant un numéro des Physical Review Letters daté d’octobre 1972 dans lequel trois physiciens américains, Osheroff, Lee et Richardson publiaient les résultats de leurs recherches sur l’état superfluide d’un isotope particulièrement rare de l’hélium, l’hélium 3 (publication qui leur vaudrait un quart de siècle plus tard l’obtention du prix Nobel de Chimie). Dès lors ses recherches avancèrent très vite et cinq mois plus tard Ferdinand téléphona à Gwendall pour lui annoncer triomphalement : « Ça y est ! »
– Viens chez moi. Nous t’attendons, répondit simplement Kerbrolec.
Ferdinand fut un peu déçu de ne pas être accueilli par son ami à la descente du train en gare de Chateaulin, mais par un chauffeur taciturne à la carrure imposante et aux longs cheveux gris qui porta ses bagages jusqu’à la berline dans le coffre de laquelle il les chargea avant d’ouvrir la portière arrière et d’inviter d’un geste son passager à s’installer. Ferdinand tenta d’engager la conversation avec le chauffeur, mais il comprit rapidement que l’homme ne parlait que le Breton. Alors il se plongea dans ses pensées pendant les quelques kilomètres qu’ils eurent à parcourir avant d’arriver au manoir de la famille de Gwendall.
C’était une imposante bâtisse de granit sombre, toute en longueur à l’exception des deux tourelles aux toits en pavillon qui flanquaient son corps principal. Sa façade austère dont quatre fenêtres étroites et haut placées ne parvenaient pas à rompre la monotonie était coiffée d’une toiture en ardoise au-delà de laquelle se dessinaient les reliefs âpres et accidentés des Montagnes noires. Le manoir Kerbrolec, allongé devant elles comme un gigantesque molosse aux épaules saillantes, semblait en défendre les marches.
Sur le seuil les attendait un majordome en gilet brodé et bragoù bras. Ferdinand se demanda un instant si son ami n’avait pas prévu une soirée costumée et s’il n’aurait pas dû emprunter un déguisement. Mais déjà le domestique s’inclinait cérémonieusement devant lui :
– Degemer mat, Aotroù Perlochon. Aotroù Kerbrolec et ses invités vous attendent. Si vous voulez bien m’accompagner.
Ferdinand emboita le pas du majordome, suivi du musculeux chauffeur qui portait ses bagages. Ils traversèrent un large vestibule décoré de grands tableaux inspirés semblait-il par la mythologie locale, dont le plus hideux était sans conteste l’immense panneau portraiturant sur fond de nuit zébrée d’éclairs une espèce de souris blanche géante dressée sur ses pattes arrières plongées dans un charnier d’hommes en armure, sa gueule ouverte dégoulinante de sang, tenant dans sa patte droite un étendard breton. Au dessus d’elle étaient peinte en lettres dorées la devise : « kentoc’h mervel evet bezañ saotret ». Vraiment Ferdinand n’aurait jamais imaginé que son ami vivait dans un décor pareil.
Les trois hommes passèrent tour à tour devant l’effrayant rongeur et entrèrent bientôt dans une spacieuse salle à manger au milieu de laquelle six hommes étaient assis sur des chaises aux dossiers ornés de motifs en forme de triskell, disposées autour d’une table ronde. Kerbrolec se leva et, radieux, vint accueillir Perlochon les bras grands ouverts tandis que derrière lui éclatait une salve d’applaudissements.
– Gourcʼhemennoù ! mon vieil ami ! Bravo ! Je savais que tu réussirais.
Gwendall lui présenta ensuite les membres de la « société secrète », comme Ferdinand l’avait un jour plaisamment qualifiée. Tous étaient des notables de la région. Il y avait d’abord les frères Colloré : Michel, René et Gwen-Aël, qui se partageaient la gestion de la papeterie familiale et de ses filiales. Des hommes à poigne, ainsi que l’apprit à ses dépens Ferdinand quand il leur serra la main. Après eux venait Edouard Leglerc, le fondateur de la florissante chaine d’hypermarchés portant son nom, un homme affable et chaleureux dont le visage souriant commençait à être familier des téléspectateurs français. En revanche celui qui se présenta ensuite à Ferdinand cultivait la discrétion. Sensiblement plus jeune que les autres membres du groupe, François Phinault était le seul avec Ferdinand à ne pas porter de vêtements griffés, ce qui fit croire à ce dernier qu’il appartenait au même milieu social que lui. Ce qui n’était pas tout à fait exact, car même s’il avait connu récemment quelques difficultés de trésorerie, Phinault était en train de réaliser un « coup » audacieux : après avoir acquis une montagne de sucre pour une bouchée de pain, le rusé fils de paysan attendait patiemment que son cours remonte afin de le revendre avec une plus-value colossale qui lui permettrait peut-être de s’offrir une collection de tableaux dans le goût de ceux qu’il ne se lassait pas d’admirer dans le hall d’entrée du manoir Kerbrolec à chacune de ses visites.
Une fois achevées les présentations et les félicitations, Ferdinand fut invité à exposer l’aboutissement de recherches initiées vingt ans plus tôt presque jour pour jour. On l’écouta poliment, ne se permettant de le questionner qu’à partir du moment où il en eut fini avec les explications scientifiques et les détails techniques, et abordait le domaine financier dans lequel son auditoire se sentait plus à l’aise. Ferdinand avait estimé le coût de construction de la machine à deux millions de Francs. Leglerc fit un sifflement admiratif. Michel Colloré baissa la tête et ferma les yeux, remuant les lèvres comme s’il priait :
– Ça fait vingt mille, annonça-t-il un moment plus tard en rouvrant les yeux.
– Euh… Excusez-moi, le reprit Ferdinand gêné, mais je parlais en nouveau Francs.
Colloré pâlit. Gwen-Aël le regarda avec dédain avant de tourner la tête et de soupirer.
– Quel qu’en soit le prix, nous avons juré, intervint Kerbrolec d’une voix grave.
– Oui, bien sûr, reprit Colloré. C’est pour la Bretagne que nous faisons ça.
– Et pour le Monde ! s’exclama Perlochon en levant l’index vers le ciel.
– Hein ?…
Gwen-Aël lança un discret coup de coude dans le bras de son frère :
– Ah ! oui… oui, bien sûr… pour tout le monde, confirma Colloré d’une voix mal assurée.
– Bien reprit très vite Kerbrolec, cette question est réglée. Tu auras l’argent, aucun souci à se faire. Maintenant, ne reste plus qu’à déterminer le site de construction.
– Si j’ai bien compris c’est une machine assez instable ? demanda Leglerc.
– Ce n’est peut-être pas prudent de la construire en Bretagne, ajouta René Colloré.
– Et pourquoi pas ? rétorqua Ferdinand, c’est au contraire une région idéale : le climat est froid, généralement pluvieux, il sera donc plus facile de…
Il fut interrompu dans son raisonnement par le brouhaha provoqué par ses propos :
– Il fait froid par rapport à quoi ? au Sahara ? lui demanda Gwen-Aël Colloré d’une voix aigre.
– Il ne pleut pas plus qu’ailleurs, renchérit son frère Michel. Moins qu’en Normandie en tout cas !
– Et dans la Mayenne ? intervint à son tour Leglerc. Il ne pleut pas dans la Mayenne ? Je reviens de Laval, et je n’ai pas eu un jour sans pluie.
Ferdinand décontenancé se tourna vers Gwendall. Mais Kerbrolec regardait ostensiblement devant lui, les poings serrés, sa mâchoire agitée d’un tremblement nerveux. Heureusement, Phinault prit alors la parole :
– Je crois que j’ai une idée… Monsieur Perlochon, votre machine pourrait-elle fonctionner dans un lieu souterrain ? Je pense par exemple à une mine.
– Oui, sans doute, si tant est qu’’il y ait une ouverture par laquelle le gaz pourra accéder à la surface.
– Tu penses à quoi, François ? demanda Michel Colloré.
Phinault balaya l’air d’un revers de la main :
– Oh, juste une idée comme ça. Je vous en parlerai plus tard.
– Bien. Je crois que ça ira pour aujourd’hui, lança Kerbrolec. Les menus détails se règleront plus tard. Savourons l’excellente nouvelle que notre ami de l’étranger est venu nous apporter. D’ailleurs il se fait tard. Je vais commander le chouchen.
Ferdinand trouva curieux d’être qualifié « d’ami de l’étranger » mais il oublia bientôt ce détail et profita sans arrière-pensée de la fête qu’avait organisée son ami pour célébrer son succès.
Après qu’on eut fini les crêpes, la table ronde, sur laquelle s’aligna bientôt une généreuse quantité de bouteilles de cidre, fut poussée sur un côté de la pièce, et les convives dansèrent la gavotte avec la domesticité tandis que deux jeunes artistes bretons au talent prometteur que Kerbrolec avait fait venir de Quimper, Alan Stivell et Dan Ar Bras, assuraient l’accompagnement musical. Ferdinand trouva un moment dans la soirée pour discuter en tête à tête avec Gwendall. Ils en vinrent à parler des élections présidentielles dont le résultat avait été annoncé quelques jours plus tôt. Celui-ci d’ailleurs n’intéressait que médiocrement Kerbrolec :
– Mitterrand ou Giscard, de toute façon, quelle différence ?
– Tiens ! tu sais que je connais son Premier Ministre ?
– Ah bon ?
– Tu vas rire…
Ferdinand raconta alors dans quelles circonstances il avait brièvement rencontré Jacques Chirac vingt ans plus tôt.
– Intéressant, commenta simplement Kerbrolec.
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