(Lire ici la précédente partie du Projet EPR)
L’été passa, puis l’automne. Ferdinand, qui s’était imaginé que la construction de la machine destinée à enrayer le refroidissement climatique débuterait immédiatement après la soirée chez Kerbrolec, ne se tenait plus d’impatience. Il téléphonait toutes les semaines à son ami breton, qui lui répondait simplement que tout se passait comme prévu, qu’il ne fallait pas être trop pressé (après tout, lui et ses amis avaient bien attendu vingt ans), que François avait un plan mais que celui-ci nécessitait un investissement important et qu’il ne pourrait le mettre en œuvre que lorsqu’il aurait revendu ses tas de sucre. Il attendait juste le bon moment pour le faire et la preuve que celui-ci n’était pas encore venu, c’était que les cours continuaient à monter.
– Mais, et les autres ? demanda un jour Ferdinand, Leglerc, il a de l’argent lui ?
Malheureusement, l’entrepreneur landernéen était un bâtisseur compulsif : dès qu’il récupérait la mise investie dans la construction d’un hypermarché, il ne pouvait s’empêcher d’en bâtir un nouveau quelques kilomètres plus loin.
– Ce n’est pas de sa faute, expliqua Kerbrolec, il n’arrive pas à se raisonner. C’est une sorte de maladie chez lui.
– Et les Colloré ?
Il y eut un long silence au téléphone.
– C’est compliqué. On leur a déjà demandé.
– Et ? Ils ne veulent pas payer ?
– Ils ne disent ni oui ni non. Ils temporisent. François les soupçonne de cacher des ascendances normandes.
Heureusement la situation se débloqua dans le courant du mois de novembre, quand la crainte d’une pénurie prochaine de sucre devint manifeste. Déjà les buveurs de café observaient avec mélancolie les petits parallélépipède blancs se dissoudre dans le liquide opaque et fumant de leur tasse, se demandant combien de temps encore cela durerait. Des capitalistes qui en avaient discrètement acheté des containers entiers les cachaient comme ils pouvaient (à ceux qui s’étonnaient de la présence derrière sa maison de ces monticules blancs qui s’étendaient à perte de vue, Phinault, qui avait la chance d’habiter en Bretagne, répondait que c’était du sel) avant de donner dans la presse écrite des interviews au cours desquelles ils évoquaient incidemment leurs souvenirs de l’Occupation et de ses privations. Pour le reportage qui lui était annuellement consacré dans le magazine Points de vue, Henri d’Orléans tint à ce que le journaliste venu recueillir ses propos n’omît pas de mentionner qu’au moment où ils prirent le café, « Le Prétendant au trône de France n’a pas mis de sucre dans sa tasse en porcelaine de Limoges. C’est une habitude qu’il a prise tout récemment, car il met un point d’honneur à partager le destin de son peuple dans les jours sombres qui se préparent. »
Flairant l’aubaine, des dizaines de milliers de petits épargnants investirent leurs économies dans l’achat de ce qui restait de sucre sur le marché. C’est le moment que choisit Phinault pour revendre son stock, pour un prix trois cents fois supérieur à celui qu’il lui avait coûté. Immédiatement les cours s’effondrèrent, ruinant le régiment des petits-bourgeois qui s’était rêvé spéculateur. Aujourd’hui encore, on trouve dans de nombreuses familles populaires des réserves conséquentes de sucre qui sont le reliquat de l’héritage légué par leurs parents et ne sont pas sans causer des problèmes de santé publique, car on le sait la consommation excessive de sucre entraine des pathologies telles que l’obésité, qui affecte essentiellement les classes les moins favorisées de la population.
Phinault put alors mettre en œuvre son plan, et au début du mois de janvier 1975, Kerbrolec annonça la bonne nouvelle en même temps que la nouvelle année à Ferdinand : François rachetait à la Compagnie des Mines de Lens la Fosse Saint-André, rendue impropre à l’exploitation à la suite d’un terrible coup de grisou. Une fois que l’on aurait fini d’évacuer les cadavres des mineurs restés au fond du trou, celui-ci pourrait être aménagé afin d’accueillir le chantier de construction de la machine de Perlochon. Ferdinand en versa des larmes de joie.
Des ouvriers bas-bretons, furent envoyés sur le chantier de la Fosse où ils rassemblèrent les éléments de la machine qui par souci de discrétion avaient été commandés à différentes entreprises françaises et étrangères. Une fois la construction de celle-ci achevée, au mois d’octobre 1975, Perlochon se rendit à Liévin afin de superviser l’équipe de chimistes que René Colloré avait convaincu Yves Rocher de lui prêter au prétexte de créer un parfum pour papier à cigarettes, et qui fut en réalité employée à la réalisation de l’assemblage du mélange gazeux. Enfin, au mois de février 1976, Ferdinand put annoncer à Gwendall que l’appareil était opérationnel et qu’il n’attendait plus que le feu vert des « copains » pour la mettre en route.
– Encore un peu de patience, temporisa Kerbrolec, François est en train de couvrir nos arrières. D’ailleurs on va avoir besoin de toi.
Les camarades de Perlochon, qui avaient été instruits par l’histoire à se méfier du puissant voisin français, n’étaient en effet pas sans inquiétude quant à l’efficacité de la machine de Perlochon. Si elle explosait comme celle de son père, les autorités leur demanderaient des comptes et fouilleraient vraisemblablement plus profondément les dessous de leurs motivations que ne l’avait fait le naïf physicien orléanais. Aussi estimèrent-ils nécessaire de s’assurer un appui aux plus hauts niveaux de l’État. Après un rapide sondage, Phinault jeta son dévolu sur le Premier Ministre, qu’il jugea facile à manoeuvrer. Kerbrolec ayant rapporté dans quelles circonstances Ferdinand avait rencontré Jacques Chirac, l’adroit entrepreneur breton invita l’ingénieur à l’accompagner au rendez-vous qu’il était parvenu à obtenir avec le Premier Ministre.
– Racontez-moi encore votre histoire, demanda Phinault à Ferdinand dans la voiture que les emmenait à Matignon, comment est-il ?
Pour la quatrième fois depuis qu’il était monté dans la berline à Orléans, Ferdinand narra son anecdote.
– Il a vraiment employé ces mots-là ?
– Oui. À cette époque il avait un langage, disons… fleuri, sourit Ferdinand.
– Je vois… Je commencer à cerner le personnage, assura Phinault.
– Vous savez, reprit Ferdinand, nous ne nous sommes vus qu’une petite demi-heure, grand maximum. Je doute qu’il se souvienne de moi, après tout ce temps.
– Peut-être… Pour accéder à ce niveau en politique, il faut avoir une bonne mémoire. Enfin, nous verrons bien. Un peu plus vite, Yann, lança Phinault à son chauffeur avant de se rencogner dans son siège d’un air songeur.
Chirac se souvenait bien de Perlochon. « Ça a bien chauffé pour mes couilles, ce jour-là ! », expliqua-t-il en rigolant. Hormis l’épaisse paire de lunettes qu’il arborait à présent, il n’avait pas beaucoup changé par rapport au souvenir qu’en avait gardé Ferdinand. Quand ils étaient entrés dans son bureau, ils l’avaient trouvé en bras de chemise à son bureau, les pieds sur la table, en train de siroter une bière.
– Vous en voulez une ? leur proposa-t-il.
Les deux visiteurs déclinèrent poliment.
– Vous avez tort, c’est excellent pour les méninges. Le seul problème, c’est que ça fait pisser. Bon, qu’est-ce qui vous amène ? Monsieur Phinault, au téléphone vous m’avez dit que vous pouviez faire quelques chose pour moi ?
Phinault hocha la tête. Il expliqua brièvement que ses activités d’entrepreneur spécialisé dans la filière bois l’avaient amené à s’intéresser à une petite entreprise de menuiserie située à Meymac, en Corrèze, qui rencontrait quelques difficultés. Il connaissait le lien particulier qui unissait le Premier Ministre à cette belle région trop souvent laissée de côté lors des plans de modernisation, et il souhaitait lui demander s’il verrait d’un bon œil le fait que lui, Phinault, la rachetât.
– La Corrèze ? demanda Chirac interloqué.
– Non, Bruynzell.
– Qu’est-ce que c’est que ça, Bumzell ?
– La menuiserie.
– Ah oui, d’accord. Pourquoi pas ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ?
– Sinon elle va fermer.
– Ce sont des choses qui arrivent.
– Une dizaine d’ouvriers vont se retrouver au chômage.
– Et alors ?
– Pensez à leurs familles ! intervint Perlochon, scandalisé par ces propos.
Chirac tourna la tête en souriant vers Ferdinand :
– Toujours sur la brèche, hein, camarade ? Rappelle-moi ton nom, déjà ? Pornichon, c’est ça ?
– Perlochon, rectifia Ferdinand.
Phinault, qui ne s’était pas départi de son calme olympien depuis le début de l’entrevue, revint à la charge :
– Vous pourriez tirer un bénéfice politique de ce sauvetage. Dire que vous êtes l’instigateur.
– Oui, en effet, c’est pas con, reconnut le Premier Ministre. Eh bien, d’accord, on fait comme ça. Messieurs, c’était un plaisir…
Chirac se leva. Ferdinand s’apprêtait à l’imiter quand Phinault l’arrêta d’un geste de la main :
– En échange nous voudrions vous demander une petite faveur.
Une fois que fut obtenue la garantie que le gouvernement ne viendrait pas fouiner dans la Fosse Saint-André, plus rien ne s’opposait à ce que la machine entrât en action. Aussi le 26 avril 1976 Ferdinand se retrouva seul (les Bretons avaient décliné l’invitation à assister sur place à l’évènement) face à la la gigantesque bonbonne de vingt mètres de haut qui, outre sa taille, ne se distinguait de l’invention de son père que par l’ajout d’un interrupteur sur lequel se posa le doigt hésitant de l’ingénieur :
– Alea jacta est, murmura Ferdinand.
Et il mit en marche l’appareil.
(Lire ici la suite du Projet EPR)