C’est avec une certaine excitation que les trois garçons arrivèrent devant l’entrée de l’immeuble dans lequel se trouvaient les bureaux de la société d’investissement de Lucifer. Sur le trajet, un intense walk-out meeting (une variante du stand-up meeting qu’ils venaient d’inventer et qui consistait à makestormer tout en marchant) les avait convaincus que le business angel pouvait leur apporter beaucoup. Des financements, bien entendu, peut-être également un brand name percutant voire, why not ? une idée de concept qui leur permettrait de gagner du temps avec le développeur qui n’aurait pas à la trouver lui-même — ils estimaient en effet que puisqu’il serait chargé de réaliser l’application qu’ils comptaient lancer sur le marché, il était logique que ce soit à lui de trouver à quoi elle servirait.
La porte d’entrée de l’immeuble s’ouvrit toute seule en grinçant légèrement sur ses gonds, leur livrant passage dans un long couloir très sombre. A intervalle régulier surgissaient du mur des bras nus de femmes tenant dans leur main des candélabres allumés.
– Beaucoup trop dark, songea Ed.
– Pas très swag, pensa Sev.
– Ça manque d’open space, se dit Jalex.
Leur confidence index baissait à mesure qu’ils progressaient dans cet interminable couloir plongé dans une pénombre que ne parvenait pas à dissiper la fluette lueur des bougies. Il apparaissait de plus en plus improbable qu’un investisseur s’étant à ce point mépris dans le choix de son interior design fût en mesure de les aider à trouver un concept novateur capable d’engranger un haut level de customer satisfaction.
C’est dans cet average mood qu’ils parvinrent au fond du couloir face à une porte sur laquelle était fixée à mi-hauteur une tête de diablotin au regard courroucé tenant dans sa gueule un anneau métallique.
– On fait quoi ? s’enquit Ed.
– Il n’y pas de sonnette ? s’étonna Sev.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Jalex qui était derrière eux et ne voyait rien.
Alors la tête de diable leva les yeux vers eux et leur dit d’une voix glaciale et curieusement déformée, comme si elle venait de très loin et avait été plusieurs fois réverbérée par une surface métallique :
– Poussez la porte et elle s’ouvrira.
Cette intervention inopinée rassura les trois garçons :
– C’est quand même très high tech, observa Ed.
– Même si ce n’est pas très welcoming, chipota Sev.
– C’est la même voix que Dark Vador, signala Jalex.
Sev poussa la porte et, suivi de Ed puis de Jalex, entra dans une vaste pièce qui par contraste avec le couloir ténébreux était toute entière dominée par les couleurs chaudes : la moquette était rouge, les murs garance, les rideaux carmin, les fauteuils vermillon, et derrière le bureau maroquiné Lucifer était vêtu d’une veste pourpre et d’une cravate cinabre. L’investisseur se leva et, contournant le bureau, s’approcha d’eux la main tendue.
– Vous avez vu ? chuchota Ed, il a des sabots aux pieds.
– Comme les paysans ? s’étonna Sev.
– Non, comme les chèvres, répliqua Jalex qui les avait remarqués aussi.
– Gentlemen, bienvenue dans mon humble demeure, les accueillit Lucifer en leur serrant la main à tour de rôle, venez vous installer par ici nous serons plus aises pour bavarder, poursuivit-il en les invitant à rejoindre le coin salon de la pièce.
Les trois garçons, bien qu’ils eussent été agréablement surpris de s’entendre gratifiés du titre de gentlemen, n’en ressentaient pas moins une certaine gêne face à cet individu qui parlait aussi bizarrement et leur proposait d’emblée un sit-in meeting. Ils allèrent néanmoins s’assoir bien sagement les uns à côté des autres sur la banquette cramoisie que leur désignait leur hôte. Lucifer s’installa en face d’eux sur un large fauteuil Voltaire.
– Gentlemen, répéta le business angel en posant ses deux mains sur ses genoux, je propose que nous ne perdions pas de temps en palabres inutiles… en bullshit-talk si vous préférez, rectifia-t-il en voyant leurs mines confuses, j’ai bien compris que vous éprouviez quelque difficulté à finaliser votre projet de start-up. Si je ne m’abuse, vous n’avez pas de nom pour votre entreprise non plus que d’idée de produit à proposer et pour parachever le tout, pas de fonds pour son financement.
– C’est à peu près ça, convint Ed.
– Basically, spécifia Sev.
– On sait quand même qu’on veut développer une appli, intervint Jalex.
– Une « appli »… grimaça Lucifer, certes… Mais une « appli » de quoi précisément ?
Ed, Sev et Jalex haussèrent les épaules.
– Je vois… commenta Lucifer qui s’enferma quelques instants dans un silence méditatif.
Les trois garçons attendaient poliment que leur hôte reprît la parole. Ce dernier les dévisageait tour à tour.
– Cette ressemblance entre vous, c’est quand même extraordinaire, murmura-t-il comme pour lui-même.
– Ah ? fit Ed.
Il se tourna vers Sev, qui se tourna vers Jalex, qui se tourna vers le mur puis d’un air interrogateur se retourna vers Sev qui se retourna vers Ed qui se retourna vers Lucifer qui les examinait le sourcil froncé.
– Bref, coupa Lucifer en balayant brusquement l’air de sa main, peu importe qui vous êtes et d’où vous venez, l’important c’est de savoir où nous voulons aller.
– We are a team, l’interrompit Sev.
– Bien dit, le félicita Lucifer avec un petit sourire, « we are a team », et en ma qualité de « coach », si vous voulez bien me permettre l’expression, je crois que je peux vous apporter ce dont vous avez présentement besoin.
– Really ? s’émerveilla Jalex.
– Really, confirma Lucifer.
L’investisseur leur exposa alors son business plan : il fallait oublier les applications dont le seul intérêt commercial réel consistait à récupérer en douce des informations personnelles sur les utilisateurs. En effet les entreprises spécialisées dans leur recel croulaient sous les données, à ne plus savoir qu’en faire. Amazon connaissait suffisamment ses clients pour être à même de proposer d’ici quelques mois un abonnement super premium qui garantirait à ses souscripteurs l’achat et la livraison des produits dont ils avaient toujours rêvé avant même qu’ils n’eussent connaissance de leur existence ; et il était notoire que ceux qui parvenaient à compléter les huit mille six cent vingt-sept niveaux de la nouvelle version de Candy Crush se voyaient récompensés par l’édition d’un bilan de santé ultra-complet indiquant le jour, l’heure et la cause de leur décès. De toute façon plus personne n’avait de place sur l’écran de son téléphone pour une nouvelle icône. La seule opportunité encore disponible dans ce domaine consistait à ajouter de nouvelles fonctionnalités aux applications déjà existantes, comme venait de le faire Deliveroo avec l’option « boostez votre commande » qui permettait d’envoyer des décharges électriques dans la moelle épinière des livreurs qui musardaient sur leurs vélos.
Mais si le marché des nouvelles technologies était sursaturé, il en existait un autre, en apparence contradictoire mais en réalité complémentaire du premier : celui du naturel, de l’authentique, du déconnecté. Ainsi le légume le plus difforme et le plus insipide faisait-il rouler de plaisir les yeux des consommateurs pourvu qu’il fût estampillé « produit bio » tandis que les paniers en osier fabriqués par des gitans faisaient fureur dans les magasins Nature & Découvertes, qui vendaient également au prix du nacre de vulgaires cailloux parés de toutes les vertus du retour à la terre et de ce fait censés prémunir contre toutes les angoisses contemporaines.
C’était cette tendance que Lucifer proposait aux jeunes gens de cibler avec comme boussole pour guider leur tir ces deux leçons fondamentales du capitalisme : le meilleur produit est celui qui ne sert à rien, parce qu’il crée le besoin qu’il assouvit ; et le désir d’acquérir pour soi seul la propriété d’une chose n’est jamais aussi fort que lorsque l’on pourrait en jouir pour rien, mais collectivement. Voilà pourquoi le produit qu’il leur suggérait de mettre sur le marché était du vent.
– Du vent ? s’étonna Ed.
– Du vent, confirma Lucifer.
– C’est disruptif, admit Sev.
– En effet, conforta Lucifer.
– Intéressant, jugea Ed.
– Vous êtes sûr que c’est à votre tour de parler ? demanda Lucifer.
Le business angel précisa ensuite le concept, qu’il proposait de baptiser 3WB (pour « the Wind Blows Where he Will ») : leur société commercialiserait des vents de différents pays que des auto-entrepreneurs locaux payés à la tâche se seraient chargé de recueillir sur place. Hormis l’indispensable graphiste chargé du design des flacons dans lesquels seraient emprisonnés les vents, les coûts seraient limités puisque tout l’intérêt pour ses consommateurs serait de bénéficier d’un produit naturel n’ayant subi aucun processus de transformation. Il faudrait bien entendu s’occuper de l’acheminement des fioles depuis leur lieu de production original, mais cela n’affecterait que marginalement la marge brute, le prix de vente devant être suffisamment élevé pour impacter une clientèle aisée.
– Donc exigeante, poursuivit Lucifer. Cette clientèle habituée à mettre le prix pour se procurer les meilleurs produits ne se satisfera pas de n’importe quel vent. Il lui faudra du vent authentique, du vent exotique, du vent d’AOC.
Il avait quelques propositions en ce sens à leur soumettre : l’Autan blanc languedocien, qui a la réputation de rendre fou, le Foehn autrichien qui rend malade, le Santa Ana ou « vent du suicide » californien, le Sharav moyen-oriental connu depuis l’Ancien Testament pour apporter avec lui le mal et la désolation, le Nor’wester, dit « le vent cannibale », qui lorsqu’il souffle sur la Nouvelle-Zélande fait s’envoler les statistiques des meurtres et des violences conjugales, etc. Par ailleurs, afin de ne pas se limiter à un exotisme facile, l’investisseur avait aussi pensé à proposer une gamme plus urbaine, avec la mise en bouteille de courants d’air prélevés dans les favelas de Fortaleza, les faubourgs de Tijuana, les townships de Johannesburg ou les bidonvilles de Manille.
– Alors ? conclut Lucifer, qu’en pensez-vous ?
– Super ! s’enthousiasma Ed.
– Trop hype ! rebondit Sev.
– Hyper giga mega cool ! hyperbolisa Jalex.
– On signe où ? s’impatienta Ed.
Lucifer eut un mouvement de surprise :
– Vous… Déjà ? Il n’y a rien qui vous interpelle dans ma présentation ?
– …, répondirent Ed, Sev et Jalex.
– Ces vents, vous ne leur trouvez rien de bizarre ?
– …
– Tout de même ! s’agaça Lucifer, tous ces vents qui engendrent le crime, la folie, le désespoir ! Et ces quartiers qui sont les plus mal famés des cités les plus violentes au monde ! Ça ne vous met pas la puce à l’oreille ?
– …
– Et cette pièce, ce rouge partout ? Le rouge c’est la couleur de… de… Allez, faites un effort : la couleur de l’en… de l’enf…
– …
– Et ça ! s’énerva tout à coup Lucifer en levant la jambe pour mettre sous leurs yeux son pied fourchu, ça ne vous dit rien, ça !
– C’est un implant ? hasarda Ed.
– Bordel ! mais vous ne comprenez donc pas que je suis le Diable ?
– On est open-minded, l’arrêta Sev.
– Et si vous signez, vous me vendez votre âme !
– Business is business, soupira Jalex.
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