La recherche ethnologique, dans les premières décennies de son existence, se distinguait mal de la vaste entreprise occidentale de colonisation du monde. L’explorateur, mi-scientifique mi-aventurier, promenait sa morgue et la certitude de sa supériorité dans toutes les régions du globe, jaugeant à l’aune de sa culture les accomplissements des peuples qu’il rencontrait, ne voyant chez eux que ce qui leur manquait pour ressembler à des êtres pleinement civilisés, donc à des Européens. Mais au fur et à mesure que l’on s’enfonçait dans le XXe siècle, les apports théoriques des sciences humaines et sociales aboutirent à une appréciation plus scientifique du concept de civilisation, tandis que génocides, guerres et catastrophes diverses conduisirent à une évaluation plus lucide de celle des Occidentaux. C’est ainsi qu’à partir des années 1970, l’idée selon laquelle établir une hiérarchie entre les civilisations relève de l’aberration ethnocentrée en arriva à faire consensus, au moins chez les anthropologues. Ces derniers, qui ne se rappellent pas sans rougir que leurs prédécesseurs ont contribué à leur installation, savent toutefois à quel point les préjugés ont la vie dure. Aussi ont-ils mis en place différents protocoles, disséminés sur l’ensemble de la durée du cursus universitaire de leurs étudiants, pour leur permettre de dépasser leur complexe de supériorité. La dernière étape de cette ascèse à la fois méthodologique et morale consiste à mesurer la sincérité de l’ouverture d’esprit face aux peuplades les plus primitives des nouveaux docteurs qui viennent de brillamment soutenir une thèse sur le chamanisme lapon ou sur les relations de parentèle des Aborigènes d’Australie en les envoyant faire un stage d’observation-participante chez les Grongoins.
Il suffit, pour se faire une idée du degré de simplicité de cette petite tribu du Haut Carabass occidental, de rappeler que dans les années 1920 le paléontologue Cheaudard de Terplein qui bien que jésuite soutenait la théorie darwinienne de l’évolution des espèces, avait cru trouver en eux la preuve définitive de la validité des thèses du naturaliste anglais, en ce qu’il estimait qu’ils constituaient le fameux chainon manquant entre le singe et l’homme (cf. Le Phénomène grongoin, 1929). Il s’appuyait notamment sur les observations effectuées un quart de siècle plus tôt par un autre jésuite, le R.P. Peauchon, qui s’était rendu dans le Carabass occidental en vue d’en évangéliser les populations disséminées sur ses hauts plateaux. Le missionnaire belge avait découvert avec stupéfaction le mode de vie des Grongoins, qui passent le plus clair de leurs journées assis à ne rien faire, dans un état d’abrutissement quasi-permanent.
« Hirsutes et sales, écrivit-il dans le mémoire qu’il rédigea pour ses supérieurs, ils restent à somnoler sans parler ni bouger à quelques mètres les uns des autres, dans l’ombre de leurs cases rudimentaires et branlantes, le regard perdu dans le vide de l’imbécilité. On les prendrait pour des statues d’argile grossièrement taillées si l’un d’entre eux ne se levait pas de temps à autre pour aller chercher à manger ou satisfaire un besoin naturel, ce qui a pour effet de tirer les autres membres de la tribu de leur léthargie, car ils redressent la tête et suivent du regard ses déplacements. Il faut dire que ceux-ci ont de quoi surprendre : pour aller cueillir les fruits d’un Scropalaya dont les branches pendent à quelques mètres de lui, le Grongoin fait des tours et détours aussi improbables qu’inutiles, revient sur ses pas, bifurque brusquement à droite puis à gauche, si bien qu’il met plusieurs minutes pour accomplir une tâche qui ne prendrait que quelques secondes à un individu civilisé. »
Peauchon était sceptique quant à la possibilité que les Grongoins eussent une âme. Dans le doute, et parce que la tribu suivante qui figurait sur son planning de mission était celle des Glrbröns, dont les échos qui lui en étaient parvenus ne l’incitaient pas à précipiter le moment de les rencontrer, il entreprit de prêcher la parole du Seigneur à ces indigènes amorphes.
Il commença par apprendre leur langue, ce qui ne lui demanda pas autant d’effort qu’il ne se l’était imaginé, et moins de temps peut-être qu’il n’aurait souhaité. Le lexique des Grongoins est en effet limité à quelques centaines de mots, les personnes grammaticales sont inexistantes, de même que de véritables distinctions temporelles (les flexions verbales se cantonnent à signifier la présence ou l’absence, cette dernière pouvant référer aussi bien au futur qu’au passé) et des concepts aussi fondamentaux que la quantification ou la possession ne trouvent aucun moyen de s’exprimer. Autant dire qu’enseigner en cette langue les subtilités du message du Christ, même dans sa version simplifiée destinée à l’exportation, relevait de la gageure. Mais Peauchon, qui était un missionnaire de conviction, releva le défi. Bien entendu ce fut un échec.
Les Grongoins retinrent de son récit que le dieu qu’il adorait avait été comme lui un homme qui parlait beaucoup, et qui avait tendance à fatiguer son auditoire. C’en était arrivé à un tel point que ses contemporains l’avaient mis à mort. Mais même cela ne l’avait pas arrêté, car il était revenu du pays des morts pour continuer son enseignement et ses fidèles, depuis cette époque lointaine, se relayaient pour porter son message dans toutes les directions, en un flux ininterrompu de paroles qui donnait le vertige aux mutiques Grongoins. Peauchon avait essayé de leur faire comprendre que ceux qui avaient foi en ces paroles y gagnaient la vie éternelle, mais la perspective de se retrouver après leur mort dans un pays situé sur les nuages en compagnie de bavards incontinents avait achevé de les en dégouter.
Au bout de quelques mois d’efforts infructueux, et sentant poindre chez les indigènes une lassitude de moins en moins patiente, le missionnaire abandonna la partie. Le Seigneur lui fut toutefois reconnaissant des efforts qu’il avait déployés, car Peauchon fut pris de fortes fièvres deux jours après avoir quitté le territoire des Grongoins. Il dut être transporté en urgence dans le dispensaire catholique récemment installé dans le Bas Carabass, puis rapatrié en Europe. Ainsi échappa-t-il à la mission d’évangélisation chez les Glrbröns, qui fut fatale à tant de ses collègues.
Les explorateurs, aventuriers et ethnologues qui visitèrent par la suite les Grongoins, s’ils en chicanèrent à l’occasion quelques points de détails, corroborèrent dans l’ensemble les observations du R.P. Peauchon. Le portrait qui se dégage de la littérature consacrée à leur sujet est presque exclusivement placé sous le signe de la négation : les Grongoins ne maitrisent pas le feu (Beadde, 1921), ne consomment pas de viande (Breuwer, 1924), ne connaissent aucune espèce de relation hiérarchique (Evan-Wretz, 1926), sont dépourvus de mythes, de rites et de religion (Crading, 1931). Ils vivent nus, mangent des fruits cueillis à même les arbres ou dans le pire des cas des racines (Levy-Kruhl, 1916), vivent dans des cases branlantes constituées de branches sommairement nouées à leur sommet (Modikovski, 1908), sont à peu près dénués de tout outillage (Bolazino, 1949), et semblent ne s’intéresser à rien, si ce n’est à suivre des yeux les déplacements des autres autochtones (Gombass, 1951), qui constituent il faut bien le dire la seule curiosité vraiment notable de cette déprimante ethnie (Modikovski, 1908 ; Levy-Kruhl, 1916 ; Beadde, 1921 ; Breuwer, 1924 ; Evan-Wretz, 1926 ; Crading, 1931 ; Bolazino, 1949 ; Gombass, 1951).
Margaret Beadde nota toutefois que les Grongoins n’étaient pas tout à fait dénués de pensée symbolique, puisque lorsque l’un d’entre eux meurt, une sorte de petite cérémonie est organisée : deux indigènes saisissent le cadavre chacun par un pied et le trainent par tout le village, le faisant circuler autour des cases et des autochtones qui restent assis à les observer sans manifester d’émotion. Au bout d’un moment plus ou moins long, ils parviennent à la rive du fleuve Zambrln, dans lequel ils jettent le mort avant de retourner s’assoir. Mais Victor Crading suggéra qu’en fait les Grongoins se contentent de se débarrasser des défunts, et que le circuit décrit par Margaret Beadde ne constitue rien de plus qu’une manifestation parmi d’autres de la curieuse et peu économique manière qu’ils ont de se déplacer.
On imagine dans ces conditions le scepticisme qui accueillit en 1959 la déclaration de Robert McJockins qui annonça que, si l’on en croyait les voisins des Grongoins, ces derniers connaissent l’écriture. L’anthropologue écossais effectuait à cette époque un stage d’observation participante aux curieux rituels scatologiques des Mshrlumni lorsque ces derniers, le voyant remplir de notes un de ses carnets, lui avaient demandé des éclaircissements à leur sujet, d’où ils avaient conclu que si cette occupation était pour eux dénuée de sens, elle se rapprochait fort de celle qu’ils avaient vu pratiquer par les Grongoins. Malheureusement pour McJockins, la bourse que lui avait attribuée l’université de Glasgow ne lui permit pas de pousser plus avant ses recherches et il dut retourner en Écosse sans avoir eu l’occasion d’investiguer plus avant à ce sujet.
A la suite de la communication qu’il publia dans la revue Comparative Studies in Society and History (n°4/1960) à propos de la possibilité que les Grongoins connussent l’écriture, bien que probablement sous une forme assez sommaire, McJockins devint la risée de la profession. On lui reprocha entre autres d’avoir mal compris le sens des propos que lui avaient tenus ses informateurs Mshrlumni dont la langue, au contraire de celle des Grongoins, est connue pour sa décourageante complexité. Plus méchamment, quelques-uns de ses collègues assurèrent que la comparaison établie par les naïfs indigènes entre l’ethnologue et la tribu la plus lymphatique du Carabass occidental devait probablement s’expliquer par le peu d’énergie avec laquelle il avait mené ses travaux, dont les résultats étaient maigres — accusation qui valut à McJockins un passage devant la commission de discipline de l’Université de Glasgow afin de justifier du bon usage qu’il avait fait des fonds qu’elle lui avait alloués. Certains compte-rendus critiques allèrent jusqu’à suggérer que peut-être l’anthropologue avait abusé de la puissante bière de Sorge, et que c’était sa démarche chancelante plutôt que les notes éparses qu’il avait prises dans ses carnets qui avaient inspiré ce rapprochement aux Mshrlumni.
L’alphabet grongoin devint rapidement chez les ethnologues l’équivalent de ce qu’est le Dahu pour les enfants, une manière qu’ont trouvée les plus délurés d’entre eux de se moquer de leurs camarades moins aguerris en les envoyant à sa recherche après en avoir livré une description fantaisiste. Des plaisanteries d’un goût plus ou moins douteux se mirent à fleurir dans les couloirs des facultés de sciences sociales, telle que celle qui consistait à prendre ironiquement la défense du collègue qui avait obtenu une chaire universitaire bien qu’il n’eut publié qu’une poignée d’articles dans des revues provinciales en assurant qu’il avait en réalité écrit plusieurs ouvrages décisifs, mais que personne n’était capable de mettre la main dessus parce qu’ils étaient écrits en grongoin. Bientôt le mot sortit du cercle étroit de la private joke ethnologique. Ainsi le linguiste et militant anarchiste Nomad Porsky, qui défendait dans un article de la New Left Review la thèse selon laquelle la férocité des Glrbröns était un mythe forgé par la CIA pour justifier l’ingérence des Etats-Unis dans la région, y écrivit que les documents supposés démontrer leur sauvagerie n’étaient qu’un tissu d’incohérences « que même un Grongoin ne prendrait pas au sérieux ». Bien qu’elle ne conservât qu’un rapport assez lâche avec l’anecdote qui avait mis en lumière le nom de la petite tribu du Haut Carabass occidental, l’expression rencontra un franc succès, et le mot « grongoin » devint dans le jargon universitaire une manière de désigner un individu dont la crédulité dépasse toutes les bornes du raisonnable.
Ces moqueries continuelles dont faisaient les frais ce petit peuple inoffensif finirent par arriver aux oreilles de Claudios Löwi-Shlauss, qui s’émut de ce que sous couvert d’un humour qui se voulait potache, et bien souvent à l’insu même de ceux qui le pratiquaient, revinssent sur le devant de la scène académique les relents de déplorables théories sur l’inégalité des races humaines. Dans une tribune retentissante intitulée « Mise au point » et publiée dans la prestigieuse revue Nature (vol. 204, n°4894, 7 juin 1963), le grand anthropologue établit tout d’abord une chronologie de « l’affaire grongoin » (ce qui ne fit pas les affaires du pauvre McJockins, qui n’avait pas ménagé ses efforts pour faire oublier le rôle qu’il y avait joué, ce dont sa carrière commençait tout juste à se remettre), puis rappela qu’il avait rédigé dix ans plus tôt, sous l’égide de l’UNESCO, une brochure intitulée Racisme et historicisme dans laquelle il avait démontré que si l’Occident pouvait se targuer d’avoir domestiqué l’électricité, les Indiens du Pérou avait accompli mille ans plus tôt le même exploit avec la pomme de terre et la tomate et que donc la supériorité du premier sur les seconds n’était qu’une vue de l’esprit étroit d’hommes et de femmes qui se prétendent civilisés mais raisonnent en réalité comme ces sauvages qui estiment que leurs mœurs barbares et leur mentalité arriérée constituent le sommet de l’humanité. Aussi convenait-il de mettre toutes affaires cessantes un terme aux moqueries sur les Grongoins, dont l’absence de culture était sans doute moins effective qu’apparente car si la littérature ethnographique n’en avait jusque-là donné aucune description (hormis la fantaisiste hypothèse d’une pratique scripturale), il fallait probablement incriminer davantage le manque de méthode des ethnologues que l’incapacité des Grongoins à élaborer un système de représentation symbolique de leur expérience du monde. Emporté par son élan polémique, il assura que grâce aux outils du structuralisme, à la construction desquels il avait modestement participé, on découvrirait bientôt chez eux une riche matière anthropologique, et il se proposa de retourner lui-même dans ce Carabass Occidental qu’il connaissait si bien pour y collecter les données nécessaires.
A peine l’article était-il publié que Löwi-Schlauss en regretta la conclusion. Mais il était trop tard pour reculer. C’est ainsi qu’au printemps 1964, après un voyage éprouvant pour ses porteurs, l’anthropologue allemand parvint dans une petite vallée verdoyante, bordée au sud par la rive sablonneuse du Zambrln et au nord par les majestueux arbres à lait de la forêt sacrée des Tropimayawés qui se prolongent en pente douce jusqu’aux premiers contreforts des monts Kkrgnnn dont les silhouettes impressionnantes et majestueuses se dressent au loin, l’ensemble campant un paysage d’une beauté à couper le souffle dont la perfection n’est entachée que par la présence en son centre des amas de branchages informes qui tiennent lieu de village aux Grongoins.
Löwi-Schlauss y resta jusqu’à la fin de l’été, cherchant désespérément par quel biais appréhender la culture de ceux qu’il avait si passionnément défendus l’année précédente en affirmant de toute la hauteur de son autorité qu’ils en possédaient bien une. Il tenta tout d’abord de les amadouer en se targuant de son excellente connaissance de la région (il s’agissait de son quatrième séjour dans le Carabass occidental), mais n’obtint malgré cela que des réponses évasives à ses nombreuses questions : quand il leur demanda où ils se rendaient après leur mort, ses hôtes lui répondirent qu’ils allaient dans le fleuve ; y retrouvaient-ils un esprit ancestral ou un animal-totem pour les guider dans un autre monde, à moins que leur souffle ne revînt s’incarner sous une apparence terrestre nouvelle ? Les Grongoins n’en savaient rien. Sans doute les défunts jetés dans le fleuve y rencontraient-ils des poissons, et probablement ces derniers mangeaient-ils les premiers. C’est tout ce qu’ils pouvaient en dire. Et comment expliquaient-ils les nombreuses circonvolutions qu’ils accomplissaient tout autour du village avec le cadavre avant de le jeter à l’eau ? Ils ne l’expliquaient pas. Peut-être un des membres de la tribu servait-il d’intercesseur entre le visible et l’invisible, les vivants et les morts ? Servir de quoi ? Ou bien quelqu’un qui connaitrait la signification de ces tours et détours ? Quels tours ? Quels détours ?
Après trois semaines d’interrogatoires, Löwi-Schlauss, de moins en moins serein, décida de changer de méthode : il remplit ses carnets de quadrillages dans les cases desquels il indiquait la position où s’asseyaient le matin les membres de la tribu. Crayon à la main, il suivait sur son plan les déplacements qu’effectuait chacun d’entre eux. Au bout d’une dizaines de jours de cette activité fatigante par l’intensité et surtout la durée de la concentration qu’elle exigeait, l’anthropologue avait noirci plusieurs dizaines de pages de gribouillages incohérents. Il déchira soigneusement chaque feuillet, tenta d’y déchiffrer un sens ou au moins une logique en les superposant les uns aux autres, mais dut admettre son incapacité à dégager une quelconque structure de ces relevés où l’on n’observait que quelques récurrences relevant manifestement du hasard.
Les deux derniers mois du séjour de Claudios Löwi-Schlauss chez les Grongoins furent sans conteste les moins productifs de son impressionnante carrière : il ne se levait pas avant midi, effectuait à intervalle de moins en moins régulier une toilette de plus en plus sommaire et passait le reste de ses journées à déambuler sans but dans le village, restant pendant des heures assis par terre sans rien faire, le regard perdu dans des pensées lugubres. Il s’attira ainsi la sympathie des Grongoins qui, le jour de son départ, vinrent un à un le serrer dans leurs bras pour lui manifester leur affection. Grâce à ces embrassades, ce séjour ne fut pas tout à fait sans profit pour la science, car les collègues entomologistes de Löwi-Schlauss s’enthousiasmèrent de la variété des parasites que leur rapporta l’anthropologue couvert de poux.
Le cinquième tome de la monumentale Ethnologie structurale de Claudios Löwi-Schlauss, annoncé sous le titre de L’Archaïsme en question. Les structures profondes de l’imaginaire des peuples dits « primitifs », ne vit jamais le jour, officiellement parce que son auteur, s’étant lancé compulsivement dans de multiples controverses avec ses confrères anglo-saxons à propos des peuples Guarani, avait manqué de temps pour rédiger le chapitre consacré aux Grongoins. Ces derniers étaient de toute façon passé de mode depuis que les plaisanteries associées à leur nom valaient à leurs auteurs d’être soupçonnés de racisme, si bien que plus personne ne s’intéressait à eux, du moins dans le cadre de la recherche universitaire. Car dans ses marges les Grongoins connurent leur petite heure de gloire dans l’unique ouvrage de l’essayiste américain Colras Castorsoda.
Ce penseur original, titulaire d’une thèse de doctorat en anthropologie, avait tourné le dos à la carrière académique qui s’ouvrait à lui suite à une crise personnelle qui le poussa à chercher sa voie en dehors de la froide « raison raisonnante ». Il explora d’abord les chemins de la poésie, en particulier l’oeuvre du poète surréaliste français Aurélien Marteau dont les écrits consacrés aux indiens Tarahumaras le bouleversèrent au point de l’amener à quitter les Etats-Unis pour chercher dans les sagesses traditionnelles des peuples non-occidentaux le sens de la vie.
Il se rendit dans le Haut Carabass occidental à la rencontre des Tropimayawés, qui passent dans certains milieux pour l’avoir découvert en raison de l’abondance de proverbes abscons dont ils émaillent leur conversation. Mais comme tous les chercheurs de vérité qui s’y essayèrent avant lui, il ne retira de son séjour que davantage d’incertitude et de désarroi. Ils se réfugia ensuite chez les Grongoins, dont l’indifférence et le flegmatisme imperturbable, à défaut de l’édifier, le reposèrent. Castorsoda partagea quelques mois leur calme existence puis, agité par ce démon de l’action qui possède tous ceux qui « marchent droit » (terme générique par lequel les Grongoins désignent les étrangers), il repartit pour des contrées qui, sortant des limites du Carabass occidental, dépassent par là-même celles du présent récit.
Finalement, à l’été 1967, Castorsoda revint à San Francisco d’où il était parti plusieurs années auparavant. Le fameux « Summer of love » y battait alors son plein. Les rues étaient pleines de jeunes gens des deux sexes court vêtus de tenues bariolées et de lunettes de soleil colorées qui rejoignaient à la tombée de la nuit les plages qui bordent le Pacifique où s’improvisaient de gigantesques happenings psychédéliques. C’est au cours de l’un d’entre eux que Castorsoda, qui y avait découvert le LSD, connut la grande révélation de sa vie en contemplant un groupe de jeunes femmes nues qui dansaient au son de la musique du Greatefull Dread tout en dessinant avec leurs pieds un mandala sur le sable d’Ocean’s beach.
Alors qu’il la regardait avec cette fixité bovine que connaissent bien les adeptes des drogues hallucinogènes, la grande figure circulaire se détacha du sol, se dressa verticalement devant ses yeux ébahis face au soleil rougeoyant qui s’abimait dans la mer, et commença de tourner sur elle-même. Les lignes dont elle était composée se délièrent, serpentèrent les unes au travers des autres, se scindèrent en rhizomes compliqués et éphémères qui s’enchevêtraient et se désenchevêtraient en un mouvement de recomposition perpétuel. Bientôt les entrelacs de lignes se mirent à vibrer, générant des vagues d’ondulations qui se propagèrent sur toute la surface du mandala. Et ces lignes, à mesure que leurs vibrations augmentaient d’intensité, perdaient de leur éclat et devenaient peu à peu invisibles. Castorsoda continuait pourtant à percevoir leur présence, au travers des fines stridulations que produisaient leurs mouvements. Il entendait les lignes. Non pas à la manière dont il aurait entendu des sons physiques, mais comme si le mandala et lui-même avaient constitué les deux branches d’un même diapason vibrant à l’unisson l’une de l’autre. C’est alors qu’il se souvint des Grongoins, et qu’il comprit qu’il avait découvert leur secret.
L’intuition de Löwi-Schlauss avait été juste : la clé de la culture des Grongoins réside bien dans leurs déplacements bizarres et en apparence incohérents. Mais l’erreur de l’anthropologue allemand avait été de s’imaginer que ceux-ci forment une structure et qu’il faut pour les déchiffrer déceler leurs récurrences, alors qu’ils constituent en réalité un récit dont il faut suivre le cheminement.
Certes, ce récit ne correspond pas à ce qu’il est convenu de qualifier ainsi dans la tradition narrative occidentale : il ne s’agit pas d’une épopée mettant en scène des héros déifiés dans des aventures exemplaires, non plus que d’une tragédie inspirant la terreur et la pitié. Ce n’est pas davantage un poème, si l’on entend par poésie la mise en langage des sensations d’une conscience singulière. Ce n’est pas même un chant, mais une forme sans équivalent dans l’ensemble des productions de la culture humaine, tenant aussi bien de la calligraphie que de la danse mais qui, à la différence de ces arts essentiellement spéculaires, n’est pas faite pour être regardée, mais pour être écoutée avec les yeux.
Dès qu’ils se lèvent et commencent à bouger, les Grongoins poursuivent la création d’un récit dans lequel les notions de commencement et de fin perdent leur sens, qui évoque à travers les innombrables méandres de sa narration collective la chaleur des pierres au soleil et la profondeur du bleu du ciel, la rosée des matins et la fraicheur des soirs, le long roulement des eaux du fleuve et la lente ascension des arbres vers la lumière, et qui dans l’allégresse sans cesse renouvelée de ses infinies variations célèbre la chance insigne d’exister, la pure gratuité de la vie. S’ils sont un peuple sans mythe et sans rituel, sans légende et sans religion, ce n’est pas comme l’a cru un Occident décidément aveugle malgré ses déclarations sans cesse réitérées et jamais suivies d’effets de considérer les autres comme ses égaux, voire de reconnaître leur supériorité, parce que les Grongoins sont restés figés dans un état de nature antérieur à la civilisation, mais au contraire parce qu’ils sont parvenus à ce degré de conscience où la culture comme activité autonome et séparée n’a plus de raison d’être. Ils n’ont besoin d’aucune médiation pour se remémorer leur appartenance au monde : ils manifestent dans l’apparent prosaïsme de leur vie quotidienne sans histoire la danse et le récit du monde qui sans eux n’aurait jamais pu accéder à la conscience poétique de lui-même.
Danse of Writings : hearing a Grongoin Way of Knowledge (1968), l’ouvrage dans lequel Colras Castorsoda développa ces révélations, fut fraichement accueilli par les milieux académiques. Ils craignaient en effet que le cadre éditorial dans lequel il avait été publié (la University of California Press) ainsi que sa forme inspirée de celle des études en sciences sociales (notamment l’emploi déraisonnablement généreux des italiques) n’induisît le public à confondre le véritable travail anthropologique, fait d’une ingrate et parfois dangereuse collecte des données, de leur fastidieuse analyse selon des modèles théoriques éprouvées, enfin des conclusions péniblement prudentes et fatalement provisoires que dans le meilleurs des cas on parvient à en tirer, avec les élucubrations d’un hippie drogué qui, au prétexte qu’il avait entendu des voix au cours d’un trip sous acide, prétendait remettre en question plus d’un demi-siècle de recherches infructueuses sur les Grongoins.
Castorsoda ne s’abaissa pas à répondre à ces critiques acerbes et au moins partiellement injustes, peut-être tout simplement parce qu’il n’en eut jamais connaissance car il était déjà reparti dans le Haut Carabass Occidental afin d’y approfondir son illumination. Les Grongoins l’accueillirent avec leur calme indifférence coutumière et pendant que Danse of Writings devenait une référence de la contre-culture américaine, son auteur, assis à l’autre bout du monde sur le sol poussiéreux d’un village indigène, s’abimait dans l’écoute contemplative de la danse-narration de ses hôtes.
Mais il sentait que quelque chose lui manquait pour entrer en communion avec les Grongoins. Certes il était parvenu à déchiffrer leur langage véritable, cette langue silencieuse de l’assomption de la nature, le récit qu’elle se fait à elle-même de son accomplissement poétique, mais il ne le comprenait que rationnellement. Il lui manquait l’adhésion immédiate, le satori définitif qui l’eût fait basculer au-delà de l’opposition entre la compréhension intellectuelle et la participation existentielle. Pour y parvenir, il lui fallait découvrir le dernier secret des Grongoins.
Sans aucun doute celui-ci résidait-il dans leur régime alimentaire, au milieu de ces plantes dont ils se nourrissaient exclusivement des feuilles, des racines ou des fruits. L’une d’entre elles devait renfermer un puissant principe actif permettant d’accéder à des états modifiés de conscience, à la manière du ciguri des Tarahumaras ou de l’ayahuasca grâce auquel les chamans incas parvenaient à déchirer le voile de l’illusion.
Castorsoda expliqua à ses amis Grongoins l’expérience qu’il avait vécue sur la plage d’Ocean’s beach et leur demanda s’ils ne possédaient pas un équivalent naturel de la substance de synthèse qu’il avait dû ingérer pour « entendre la voix des lignes ». Mais les indigènes se contentèrent de le regarder d’un air indifférent. Une ébauche de sourire apparue fugitivement sur les lèvres de certains d’entre eux acheva toutefois de convaincre Castorsoda qu’il avait vu juste. Il ne se formalisa pas du silence des Grongoins, car il avait compris que la recherche de la plante sacrée faisait partie de son initiation : c’était à lui et à lui seul, de la découvrir, ou plutôt de se laisser découvrir par elle.
Il résolut de les essayer toutes. Il mangea ainsi de la fade racine du toyumbava, de la fleur sucrée de l’ayinaaawé, de la graine de sorge à l’amertume sans pareille et dont le goût persiste en bouche pendant des jours, de la nauséabonde prikkyuiwok, dite « herbe à Glrbröns », qui donne à celui qui en consomme de terribles aigreurs d’estomac. Il crut être arrivé au terme de sa quête avec le champignon sacré des Mshrlumni, mais il ne tira de son ingestion qu’une terrible diarrhée qui le tint trois jours et le laissa dangereusement déshydraté.
Castorsoda ne s’avouait pourtant pas vaincu. Sans cesse il revenait vers les Grongoins pour leur montrer sa trouvaille du jour, tentait de déceler sur leur visage un signe de ce qu’il atteignait enfin au but ou de ce qu’il se fourvoyait encore, mais toujours il se heurtait à leur placide imperturbabilité et à leur mystérieux sourire, dont ils ne se départirent pas même le matin où il présenta dans sa main tendue trois petites baies de jumjumbaya en apparence inoffensives. Ignorant que c’est d’elles que les Tropimayawés tirent le poison foudroyant dont ils enduisent la pointe de leurs flèches, et rien dans la physionomie des Grongoins ne laissant paraître qu’il courût le moindre danger, il les mangea.
Une semaine après sa mort, alors que sa dépouille était restée recroquevillée à l’endroit où s’était achevée sa terrible agonie, deux Grongoins vinrent la saisir chacun par un pied. Ils trainèrent en silence le corps sans vie de Colras Castorsoda dans le village, contournèrent une hutte sommairement bâtie, revinrent en arrière, repartirent dans l’autre sens, accomplirent des arabesques compliquées autour des autres indigènes immobiles qui les regardaient faire sans rien dire, et parvinrent enfin au bord du Zambrln. Alors ils soulevèrent le cadavre et le jetèrent dans le fleuve.