Le texte qui suit n’a rien à voir avec ce qui figure par ailleurs sur ce blog : il s’agit du texte d’un discours que j’ai tenu devant des classes de lycée dont je suis l’un des enseignants, concernant la liberté d’expression et la laïcité, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste. Il ne correspond par verbatim aux propos que j’ai tenus (je n’ai pas à proprement parler lu ce texte, que je n’avais pas sous les yeux à ces moments-là, et que j’ai un peu modifié pour y intégrer mes réponses à une ou deux interventions d’élèves qui ont suivi mon intervention.) Comme on s’en rendra vite compte à sa lecture, il exprime, ou cherche à exprimer un point de vue qui est celui d’un représentant de l’institution scolaire. Il n’est pas remarquablement bien écrit, ni remarquablement bien pensé. Son unique raison d’être est pédagogique et de ce point de vue, je crois qu’il exprime assez clairement les idées qu’il veut exprimer.
I. Je commencerai par parler de la liberté d’expression. Pour le dire abruptement, une salle de classe n’est pas un espace de libre expression : la liberté d’expression suppose une égalité, au moins de droit, entre les interlocuteurs. Or, ici, vous en tant qu’élève et moi en tant qu’enseignant ne sommes pas égaux : c’est moi qui suis le maître de la parole. Vous ne parlez que quand je vous donne la parole, je peux vous la retirer quand je le décide. En revanche je parle autant que je veux et vous m’écoutez tant que je parle.
Certes dans la pratique, les choses sont parfois un peu différentes… Il n’empêche : si vous ne m’écoutez pas, si vous bavardez, je suis fondé à vous le reprocher, à vous sanctionner. Si je ne parviens pas à me faire écouter, j’ai derrière moi pour m’épauler la vie scolaire, le chef d’établissement, l’administration de l’éducation nationale. Plus encore, vos parents, qui attendent de vous que vous écoutiez en classe. Et même vous, puisque vous êtes là et que donc vous acceptez ces règles même si vous y dérogez parfois. C’est donc toute la société qui me donne ce pouvoir énorme sur vous.
Mais elle ne me prête pas ce pouvoir à cause de la qualité exceptionnelle de ma personne et je n’ai pas le droit d’en user selon mon bon plaisir. Elle me le prête pour une mission précise : enseigner un savoir défini dans le cadre et les limites d’un programme national auquel je dois me tenir.
Autrement dit, je n’ai pas ce monopole du pouvoir de la parole pour exprimer mes opinions, mes convictions, mes croyances personnelles. J’ai le droit comme tout le monde de les exprimer en tant que citoyen devant des gens qui auront la liberté de les écouter ou non. Devant vous, qui n’avez pas ce choix, la parole que je porte est celle de l’enseignant et pas celle du citoyen. Si je mélangeais les deux, ce serait un abus de pouvoir, je serais en faute.
J’ai tenu à préciser cela parce qu’il risque d’y avoir malentendu quand on évoque la liberté d’expression à propos de l’atroce assassinat de Samuel Paty : on pourrait croire qu’il a été assassiné parce qu’il avait usé de sa liberté d’expression. Ce n’est pas du tout le cas. Samuel Paty n’a pas montré des caricatures de Mahomet parce qu’elles correspondent à ses convictions personnelles, parce qu’il était d’accord avec elles, parce qu’il utilisait sa liberté d’expression : il les a montrées parce qu’il donnait un cours sur la liberté d’expression. Ce n’est pas du tout la même chose. S’il les avait montrées pour en faire la propagande, il aurait été sanctionné. Et ça aurait été normal.
II. Un élément qui pose question concerne le choix de l’une des caricatures montrées aux élèves : parmi toutes celles qu’il pouvait montrer, il a choisi la pire de toutes. Elle montre un homme barbu, la tête coiffée d’un turban, nu et agenouillé. La légende qui accompagne le dessin identifie cet homme comme représentant Mahomet, le prophète de l’Islam. L’image est brutale, obscène, et violente dans son obscénité.
Alors pourquoi celle-là précisément ? J’avoue que c’est une question que je me suis posée, que beaucoup de gens se sont posées, sans oser toujours l’exprimer.
Je vois en fait deux raisons possibles, qui d’ailleurs ne sont pas contradictoires.
La première, c’est qu’en choisissant cette caricature-là, Samuel Paty a fait le choix de l’image la plus susceptible de choquer ses élèves, non seulement les élèves musulmans (que leurs convictions amènent à considérer comme choquante toute représentation de Mahomet, et encore plus si elle en donne une image péjorative), mais également les élèves non-musulmans, ceux qui se sentent le moins concerné. Pour ces derniers en particulier, cette caricature montre que ces images qui choquent les Musulmans sont des images qui peuvent effectivement être choquantes, qu’elles sont susceptibles de choquer tout le monde. Montrer cette image permet de faire partager l’émotion ressentie par la minorité musulmane à des élèves qui ne font pas partie de cette minorité, et donc à ces derniers de mieux comprendre ce que peuvent ressentir les premiers.
La seconde raison, en montrant et en commentant cette image (et quand on la commente, sa violence n’en est pas atténuée, au contraire : le mot « Islam » peut se traduire en français par « soumission » (le musulman se définit comme étant une personne qui accepte de se soumettre à la volonté de Dieu), et le dessin assimile cette soumission au divin à la soumission sexuelle), en montrant et en commentant cette image donc, et en précisant que l’on a le droit de produire et de diffuser cette image, Samuel Paty pouvait montrer jusqu’où doit aller la tolérance : jusqu’à tolérer l’existence d’une image comme celle-là, même si elle choque, même si on la trouve obscène, offensante ou injuste.
Certes il n’est pas facile de tolérer ce qu’on trouve injuste ou offensant. Mais la tolérance n’est pas quelque chose de facile : si on ne tolère que ceux qui sont d’accord avec nous, ou ce qui nous ménage, ou ce qui nous indiffère, ce n’est pas de la tolérance. La tolérance consiste justement à accepter l’existence de ce qui nous déplait, de ce qui, si nous avions le choix, n’existerait pas.
Historiquement, en France, la tolérance est une notion plus ancienne que la laïcité, qui en découle : sa manifestation la plus fameuse est l’édit de tolérance établi par Henri IV. Il s’agissait de mettre un terme aux guerres de religion entre protestants et catholiques. Autrement dit, il s’agissait de faire en sorte que puissent cohabiter sur un même territoire, sans qu’ils se massacrent entre eux, des gens qui considéraient que la religion de l’autre était une manifestation du diable. C’est cela la vraie tolérance : accepter de coexister avec celui ou celle dont on pense qu’il est dans l’erreur, et vous admettrez que si vous pensez que la religion de votre voisin va le conduire droit en enfer, vous ne pensez pas qu’il suit le bon chemin. Pourtant, grâce à cette loi, les guerres de religion ont pris fin, et il y a eu en France des protestants et des catholiques qui ont pu vivre côte à côte. Sans doute ne sont-ils pas pour autant devenus les meilleurs amis du monde, mais ils ont pu cohabiter.
III. Toutefois, il n’est pas exact de dire que la loi française tolère l’existence de caricatures comme celles qu’a montrées Samuel Paty à ses élèves : elle l’autorise, ce qui n’est pas la même chose. On tolère ce qu’on considère comme mauvais, mais avec quoi on accepte de vivre quand même. On autorise quelque chose quand on ne le considère pas comme mauvais en soi. Cela ne veut pas dire qu’on le considère comme bon : la loi française ne se préoccupe pas de ce qui bon ou mauvais, mais de ce qui est autorisé ou non.
Ainsi, la loi autorise le prosélytisme religieux, par exemple les Témoins de Jéhova que l’on croise dans la rue et qui distribuent des prospectus pour inviter à rejoindre leur église ; elle autorise les produits hallal et kasher, la présence d’églises, de temples, de synagogues, de mosquées, de la même façon qu’elle autorise la critique, même féroce, de la religion. Il serait tout de même curieux qu’elle considère que toutes ces choses sont bonnes, qu’elle défende à la fois l’expression des différentes religions et leur critique. En réalité, la loi française en la matière est neutre : elle doit garantir à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire, et la liberté d’exprimer ses convictions sur le sujet. C’est cela et pas autre chose, que l’on appelle en France la laïcité.
IV. L’Etat est donc neutre par rapport aux caricatures de Charlie Hebdo. Il ne les considère ni comme bonnes ni comme mauvaises. Cela ne veut pas dire que nous, citoyens, devions rester neutres : nous avons le droit d’en penser ce que nous voulons. A titre personnel, j’ai une opinion sur ce sujet. Mais comme je ne m’exprime pas ici en tant que citoyen mais en tant qu’enseignant, je n’ai pas à vous la donner. Quant à vous, vous avez aussi le droit d’avoir la vôtre, et de l’exprimer, quelle qu’elle soit.
Je peux en revanche tenter d’apporter quelques éléments de réponse à une question que se posent peut-être certains d’entre vous, que l’on m’a posée en tout cas dans une autre classe : autoriser la libre expression de chacun, pourquoi pas ? mais pourquoi autoriser que l’on attaque les convictions des autres ? C’est une question que les élèves ne sont pas seuls à poser : dans beaucoup de pays, et je ne parle pas que des pays où l’Islam est majoritaire, mais aussi dans les pays anglo-saxons, on ne comprend pas ces attaques auxquels se livrent des journaux comme Charlie Hebdo contre les religions (car il ne faut pas oublier que l’Islam n’est pas la seule religion qui est visée par la caricature de Charlie Hebdo, loin de là.)
Comme je viens de vous le dire, mon propos n’est pas de justifier ou de défendre les caricatures de Charlie Hebdo. Aussi me contenterai-je ici d’expliquer brièvement le lien qui existe en France entre la tradition de la satire religieuse et la laïcité, parce qu’il permet de comprendre pourquoi c’est précisément en France que cette question des caricatures prend de telles proportions, et pourquoi le simple fait de dire que peut-être on pourrait s’abstenir de s’attaquer aux religions suscite des sentiments de rejet aussi virulents de la part de gens qui ne sont pas pour autant des ennemis des personnes de confession musulmane.
La France vit en République depuis maintenant 150 ans (avec une brève et tragique interruption entre 1940 et 1944 pendant le régime de Vichy). Nous avons donc l’impression que c’est un régime stable, solide, pérenne. Mais cela n’a pas toujours été le cas : la Première république a duré 12 ans (et encore à la fin ça n’avait plus grand chose de républicain) ; la seconde a duré officiellement 4 ans (en fait 3). Aussi, quand en 1871 la Troisième république a été proclamée, beaucoup ne misaient pas grand chose sur sa pérennité. Surtout qu’elle avait beaucoup d’ennemis : quelques nostalgiques de l’Empire, des monarchistes, des militaires, et puis l’Eglise catholique. L’Eglise était farouchement opposée à la République. Le dimanche à la messe, à une époque où beaucoup de gens allaient à la messe, les curés dans leurs sermons attaquaient la jeune république, quand il y avait des catastrophes, et il y en avait, on disait que c’était Dieu qui châtiait la France pour avoir oublié sa fonction de « fille aînée de l’Eglise ».
Les Républicains, voyant cela, on vite compris que s’ils voulaient préserver la République, il y avait une chose fondamentale à faire : enlever à l’Eglise l’éducation des enfants. C’est la fameuse école de Jules Ferry, « gratuite, laïque et obligatoire ». Ainsi l’éducation était-elle retirée à l’Eglise pour être confiée à la République.
La réaction des ecclésiastiques ne s’est pas faite attendre, et il y a eu un nombre non négligeable de curés qui décrétèrent que les parents qui envoyaient leurs enfants à « l’école sans dieu » seraient privés de communion et de sacrements. En résumé, cela revient à dire qu’ils leur refusaient le salut et les condamnaient à la damnation éternelle.
On comprend dans ces conditions que les Républicains ont estimé qu’il était nécessaire, vital même, de contrer le pouvoir de l’Eglise. La satire religieuse a été une de leurs armes : se moquer des curés et de la religion était un moyen de s’opposer à l’influence de l’Eglise sur les esprits. Se moquer des châtiments divins, faire rire avec cette idée, c’était lutter contre la campgne menée par l’Eglise contre l’école républicaine. C’est de là que vient le lien entre la critique de la religion et la laïcité, et que dans l’esprit de bien des gens, les deux notions sont liées. En réalité, la seconde a été permise par la première : c’est parce que la critique de la religion a réduit l’importance de la religion que la laïcité a pu s’imposer. Si le résultat avait été inverse et que le catholicisme était resté une religion d’Etat, les autres religions n’auraient pas été acceptées comme elles le sont aujourd’hui dans un régime laïc : elles auraient au mieux été tolérées.
Que l’on considère que les caricatures aujourd’hui publiées par Charlie Hebdo sont les héritières de cette tradition dont elles poursuivent le combat ou qu’on estime au contraire qu’elle s’en servent pour mener un autre combat qui serait injuste contre une minorité religieuse, c’est un point sur lequel, je le répète, je n’ai pas à me prononcer ici, puisque je m’exprime devant vous en tant qu’enseignant et non en tant que citoyen libre de son expression.
Mais il est une chose qui paraît évidente : si ces caricatures sont montrées encore et encore en France, c’est aussi, et peut-être surtout parce que des gens sont morts à cause d’elles. Ceux qui les diffusent estiment que s’en abstenir, ce serait donner raison aux terroristes qui ont tué pour punir leur diffusion. C’est ainsi que la rédaction de Charlie Hebdo a expliqué les raisons pour lesquelles elle les a republiées récemment : parce que s’ouvrait le procès de ceux qui ont été les complices des assassins de leurs collègues, de leurs amis qui ont été assassinés parce qu’il les avaient diffusées. C’était une manière de dire que, non, les terroristes ne sont pas victorieux.
V. Toutefois, il ne faudrait pas considérer que ces caricatures sont la cause du terrorisme. Elles n’en sont qu’un prétexte. La preuve, il y a quelques jours, alors que la religion catholique constitue la cible privilégiée des attaques de ce journal, trois catholiques ont été assassinés par un islamiste fanatique. A Vienne avant-hier, ce sont des Juifs qui ont été visés. En 2013, c’étaient des enfants juifs, dans leur école, qui ont assassinés par un terroriste islamiste. Et si en Occident, par stratégie, les terroristes ne s’en prennent pas aux musulmans, dans les pays musulmans, ils sont aussi victimes de ces mêmes terroristes : en 2017 en Egypte, des musulmans soufis ont été massacrés par des membres de l’Etat islamique, il y a eu plus de 300 morts, y compris des enfants ; en Afghanistan, plus de vingt étudiants musulmans ont été assassinés par des Talibans la semaine dernière.
Il ne faut pas s’y tromper : les terroristes d’Al-Qaida, de l’Etat Islamique, les Talibans, visent tous ceux qui ne leur ressemblent pas, tous ceux avec qui ils ne sont pas d’accord, quel que soit le degré de ce désaccord. Ils sont l’exact opposé de cette tolérance dont je vous parlais tout à l’heure : ils manifestent par leur violence meurtrière leur refus de cohabiter avec tout ce qui n’est pas eux. Il faut bien comprendre que ceux qui les soutiennent, ne serait-ce que par des paroles, se mettent de leur côté, justifient ce refus de vivre avec ces autres qui ne leur ressemblent pas, qui ne pensent pas comme eux, qui ne partagent pas leur conception de ce qui est vrai et de ce qui est faux.
C’est pour cette raison que la liberté d’expression ne va pas jusqu’à tolérer l’expression du soutien aux terroristes : on ne peut accepter de vivre aux côtés de ceux qui refusent de vivre à côté de vous et qui pour cette raison veulent vous détruire. On ne tolère pas l’intolérance, parce que la tolérer, ce n’est pas se montrer super-tolérant, c’est se mettre du côté de cette intolérance, s’en faire le complice, et conspirer à détruire la possibilité même de la tolérance.