L’ART DE LA MÉMOIRE (1/4)

On se souvient peut-être comment dans le Phèdre Platon rapporta l’anecdote selon laquelle l’écriture aurait été inventée par le dieu égyptien Theuth qui en fit don aux humains par l’intermédiaire du roi Thamous. Ce dernier, contrairement à ce que la divinité avait imaginé, n’exprima guère de gratitude, se plaignant au contraire de ce que ce cadeau serait néfaste à l’humanité qui, plutôt que de conserver dans sa mémoire les connaissances qui lui sont nécessaires, en confierait la garde à des supports extérieurs. Ainsi la pratique de l’écriture n’apporterait-elle pas le savoir aux hommes, mais l’amnésie.

Ce jugement radicalement tranché mériterait bien sûr d’être nuancé : il n’est pas certain par exemple qu’un Léonard de Vinci ait été moins savant que les paysans toscans analphabètes qui formaient la branche maternelle de son ascendance, et bien qu’il fût philosophe, donc au moins dans une certaine mesure lettré, Métrodore de Scepsis était capable de répéter mot pour mot le contenu de toutes les conversations qu’il avait entendues au cours de sa vie, si l’on on croit Pline l’Ancien. Par ailleurs, on a pu soutenir que la moindre pression exercée sur le cerveau par l’activité mémorielle a permis le développement des facultés imaginatives, et même si la validité de cette théorie est loin de faire consensus dans les milieux scientifiques, force est de constater que le scénario de n’importe laquelle des séries un peu élaborées diffusées sur Netflix tient la dragée haute aux rares et fastidieux récits qui nous sont parvenus de la mythologie égyptienne.

De toute façon, il en va de l’écriture comme du feu, de la roue ou des standards de téléphonie mobile : à partir du moment où innovation apparaît, l’humain est ainsi fait que le simple caractère de sa nouveauté donne à ses partisans un avantage décisif sur ses détracteurs, et bonne ou mauvaise, il nous faut apprendre à vivre avec. On peut néanmoins s’employer à pallier ses inconvénients. C’est ainsi que pour le domaine qui nous occupe, les rhétoriciens grecs puis latins mirent-ils à profit le développement des capacités imaginatives que nous évoquions il y a un instant en élaborant un ensemble de techniques qui permettait de compenser la perte d’efficacité mnémonique créée par le fâcheux cadeau du dieu Theuth.

Cet « art de la mémoire », destiné principalement aux orateurs, leur permettait d’apprendre par cœur le contenu des longs discours qu’il devaient prononcer sans avoir la possibilité de s’appuyer sur des notes, encore moins sur des prompteurs comme le font les hommes politiques contemporains. Son principe était plus simple que son exécution : il s’agissait de s’imaginer déambulant dans un palais dont chaque pièce contenait des objets qui rappelaient par association d’idées les éléments de leur discours. Par exemple, un aigle sculpté exposé dans l’atrium évoquait les choses de la guerre. S’il était ceint d’une couronne de lauriers, il signifiait une victoire militaire. La hauteur du socle sur lequel il était posé signalait le degré d’importance de cette victoire, etc. Bien entendu, il fallait maitriser le système des correspondances symboliques en vigueur à l’époque, et il est probable que plus d’un apprenti rhéteur devant présenter devant ses camarades un exposé en s’aidant des correspondances établies par son maitre, après avoir avec succès passé les épreuves de l’exordium et de la narratio qui l’avaient mené de l’entrée au séjour et à la première chambre, se retrouva désappointé quand, au moment d’entamer la divisio, il se retrouva face à un bassin dans lequel nageaient paresseusement des carpes multicolores dont il ne parvenait pas à déchiffrer la signification.

Une autre difficulté, moins sensible à l’époque mais devenue dans nos sociétés démocraties presque rédhibitoire, consistait dans le fait que pour correctement et durablement imaginer un palais, il faut en connaître l’ordonnancement. Certes, il n’était pas absolument impossible à un jeune plébéien aux robustes neurones de parvenir à surmonter cette difficulté, mais la tension intellectuelle induite par le travail d’imagination qu’il lui était nécessaire d’entreprendre était considérablement plus forte que celle que devait fournir le rejeton d’un riche patricien qui n’avait qu’à se remémorer la configuration de la maison familiale pour la faire surgir dans son esprit, et pouvait concentrer ses efforts imaginatifs sur la visualisation des bibelots mnémotechniques dont il allait la meubler. Sans vouloir le moins du moins diminuer le génie de Cicéron, sans conteste l’auteur des plus grands discours de la langue latine, il n’est pas sans intérêt de noter qu’il possédait une très grande maison.

Si le lecteur nous permet une petite confidence personnelle, c’est précisément cette difficulté qui nous conduisit à élaborer les aménagements que nous lui exposerons dans les lignes suivantes : en effet, sans aller jusqu’à nous plaindre du logement que nous occupons, qui est suffisamment spacieux pour que nous ne nous y sentions pas à l’étroit et que nous avons su meubler avec goût en dépit de moyens financiers limités, il se révèle bien en-deçà des exigences d’une pratique sérieuse de l’art antique de la mémoire.

Les bénéfices de celle-ci, à une époque comme la nôtre, seraient pourtant énormes, même si le déclin apparemment irréversible de la rhétorique en dépit de tentatives sporadiques pour en réanimer artificiellement le cadavre oblige à en revisiter le champ d’application. C’est dans le domaine de la santé publique, pensons-nous, que son usage serait le plus salutaire : partout en Occident, la population vieillit ce qui, associé à un empoisonnement insidieux mais constant de la nourriture par des pesticides divers, rend de plus en plus fréquente l’apparition d’amnésies pathologiques, au premiers rangs desquels la tristement célèbre maladie dite « d’Alzheimer » dont le fait qu’on lui ait attribué une journée mondiale (le 21 septembre), à l’instar de la paix (1er janvier), de la poésie (21 mars), du squash (21 octobre) et de l’orgasme (21 décembre) montre bien qu’elle constitue un défi majeur pour notre époque.

Nous ne fatiguerons pas le lecteur avec le récit des pistes de réflexion plus ou moins sinueuses, parfois escarpées, mais toujours en dehors des sentiers battus de la recherche intellectuelle mainstream, que nous dûmes emprunter afin de trouver le moyen d’adapter l’ars memoriae aux contraintes contemporaines. Qu’il sache néanmoins que toutes ces voies, tous ces chemins, butaient immanquablement sur un même obstacle que nous finîmes par estimer infranchissable : l’exiguïté des logements modernes. Nous sombrâmes dans la dépression.

Même si nous ne nous en rendîmes pas compte sur le moment, ce fut toutefois un mal pour un bien, car au cours de cette période assez triste de notre existence nous nous mîmes, pour compenser, à consommer beaucoup de tablettes de chocolat, et donc afin de nous les procurer à fréquenter avec une assiduité bien plus grande que par le passé le Carrefour City situé au coin de la rue. Comme nous ne nous nourrissions tout de même pas exclusivement de chocolat, nous achetions aussi du jambon, des yaourts, quelques plats surgelés, et bien sûr de l’alcool, ce qui nous conduisait à déambuler dans la poignée de rayons que recèle ce magasin. Il n’eut bientôt plus de secrets pour nous. Nous nous efforcions de faire nos courses le plus rapidement possible et nous procurâmes un chronomètre afin de pouvoir quantifier nos progrès. Bien que cette activité n’ait pas un rapport direct avec l’Art de la mémoire tel que nous l’avons revisité et que nous l’exposerons plus loin, nous la mentionnons quand même car elle nous a permis de sortir partiellement du marasme dans lequel nous nous étions enfoncé, à la fois par la satisfaction qu’elle nous procurait lorsque nous constations que nous avions à nouveau battu notre record et parce qu’elle comblait un peu ce qui selon le psychiatre que nous consultions à l’époque constituait ce qu’il qualifiait de « fond du problème », à savoir le fait que notre existence était vide et sans but. Si elles permettent de donner à d’autres qui souffrent de se trouver dans la même situation des idées pour donner du sens à leur vie, alors ces quelques lignes de digression n’auront pas été écrites en vain…

C’est au cours d’une de ces petites discussions qui émaillent le passage des clients à la caisse, lorsque les vendeurs les connaissent bien et que l’affluence est modérée, que nous comprîmes tout à coup que la solution que nous avions vainement cherchée des mois durant était, comme souvent, juste sous notre nez. Le jeune animateur de caisse nous ayant gentiment plaisanté sur la célérité avec laquelle nous accomplissions nos achats, nous lui répondîmes sur le même ton qu’il n’avait encore rien vu et qu’il n’avait qu’à demander à son responsable de changer l’ordonnancement des rayons, et alors il verrait à quelle redoutable efficacité nous pouvions atteindre. Nous n’oublierons jamais la réponse qu’il nous fit :

« Ah ! mais c’est pas nous, c’est la Centrale qui décide comment que les rayons sont rangés. Faut que ça soit pareil dans tous les Carrefour City. »

Ces paroles sans élégance eurent en notre esprit le même effet épiphanique que la célèbre pomme qui lui tomba sur la tête en celui de Newton : nous nous rendîmes alors compte que le palais qui manquait si cruellement à toutes nos tentatives était là, à portée de main, depuis le début.

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