La Kunstkammer de Casimir Witkiewicz (ou Jagellon) (1/2)

Si elle ne pouvait soutenir la comparaison avec la Wunderkammer (« Cabinet de merveilles ») de son tuteur l’archiduc Ferdinand II de Habsbourg au château d’Ambras, non plus qu’avec les collections abritées dans les Grünes Gewölbe (« Voûtes Vertes ») du palais des électeurs de Saxe, ni avec les somptueux trésors accumulés par les Médicis de Florence ou les étranges pièces collectionnées par le singulier empereur Rodolphe II au château de Prague, la Kunstkammer (littéralement « Cabinet d’art », mais plus proprement « Cabinet de curiosités ») de Casimir Jagellon (ou Witkiewicz) (1568-1613), voïvode de l’ancienne province de Poméranie orientale (ou Pomérélie ‒ à ne pas confondre avec la Poméranie occidentale (ou antérieure), qui elle-même ne doit pas être confondue avec la Poméranie ultérieure, ou postérieure) pouvait s’enorgueillir d’être la plus septentrionale des collections particulières de la Renaissance tardive en Europe puisqu’elle était accueillie, à quelques dizaines de kilomètres de Gdansk (ou Dantzgig), au château de Skarszewy où elle fut pendant les vingt-cinq années qu’il y résida patiemment collectée par le voïvode.

Ce dernier prétendait, à raison, être le fils oublié de Sigismond II Jagellon (ou Auguste) dernier roi de cette dynastie qui régna sur la Pologne entre 1386 et 1572 et qui s’éteignit faute de descendance (re)connue. En réalité, la dernière épouse de Sigismond, Catherine d’Autriche, avait donné naissance à ce fils tant désiré quelques mois après être retournée dans sa famille à Lintz, ne supportant plus les aigres remarques du souverain qui l’accusait d’être aussi stérile que ses trois précédentes épouses (parmi lesquelles Elizabeth d’Autriche, sœur ainée de Catherine) et menaçait de demander au pape de lui en accorder le divorce.

C’est pour se venger sans doute de Sigismond qu’elle résolut de lui cacher le fait qu’elle avait donné naissance à un fils, et à la couronne un héritier, se réservant d’en annoncer la nouvelle après la mort de son mari. Mais contre toute attente, et quoiqu’elle fût de treize ans plus jeune que lui, elle mourut la première, en février 1572. Six mois plus tard et mille kilomètres plus loin, Sigismond la suivit dans la tombe sans que l’on sache bien si le premier décès fût de quelque manière la cause du second – mais la nature des relations qu’entretenaient alors (ou plutôt que n’entretenaient plus) les deux époux rend cette hypothèse peu probable.

L’oncle maternel de Casimir, Ferdinand de Habsbourg, duc du Tyrol, songea alors à faire valoir les droits de l’enfant à la succession de son père, d’autant que le nouveau roi élu par la Diète de Pologne, le Français Henri de Valois, montrait visiblement peu de goût pour le climat, les mœurs et la gastronomie polonaise. Mais Ferdinand, qui s’était attaché au petit Casimir, commit l’erreur de vouloir le garder trop longtemps auprès de lui au château d’Ambras où il l’avait installé : en 1574, Henri s’enfuit de Pologne et la Diète élut l’irascible prince de Transylvanie Stéphane (ou Etienne) Batory, par ailleurs ennemi personnel des Habsbourg. Ferdinand craignit que s’il l’y envoyait, son neveu fût victime de quelque mauvais coup de la part du Transylvanien qui, à l’instar de la plupart des notables de sa région natale, passait pour verser le sang (des autres) avec une certaine prodigalité.

Aussi Casimir passa-t-il son enfance au château d’Ambras, sous la tutelle de son oncle, élevé par une dame de compagnie de sa défunte mère, une aristocrate polonaise dont le nom semble avoir été Witkiewicz (c’est du moins la seule hypothèse plausible que l’on peut faire à propos du patronyme que devait prendre plus tard Casimir ‒ nous y reviendrons.) Après la mort en 1580 de sa femme Philippine Welser à qui il avait fait don d’Ambras, Ferdinand se mit à passer le plus clair de son temps au château pour y vivre dans son souvenir. Il fit venir d’Innsbruck ses collections pour les installer un peu en contrebas du bâtiment principal dans un corps de logis situé dans la cour inférieure du château. Casimir, qu’on imagine aisément émerveillé par ce spectacle, vit défiler devant ses yeux éblouis les nécessaires de table au luxe extravagant, dont les hanaps royaux en or et la fameuse salière offerte à François Ier par Benvenuto Cellini, les instruments de musiques anciens et exotiques, les fabuleux automates fabriqués dans l’atelier augsbourgeois de Hans Schlottheim, les élégants bronzes vénitiens imités de l’antique, sans oublier les porcelaines émaillées d’extrême-orient dont la gracilité douloureuse contrastait avec la robuste santé des majoliques tyroliennes, les mosaïques de plumes de colibri rapportées du Nouveau Monde, les instruments d’optique et d’astronomie, ainsi que des objets plus étranges tels que cette bûche de bois pétrifiée suite au juron blasphématoire du paysan qui s’apprétait à la fendre, un bois de cerf qui s’était mis à saigner le jour du vendredi saint, ou encore un morceau de la corde avec laquelle s’était pendu Judas, etc., etc.

Cet amas hétéroclite d’objets curieux, produits de la virtuosité humaine, de l’ingéniosité de la nature ou d’énigmatiques caprices de la Providence, s’il faisait de la Wunderkammer de Ferdinand l’un des plus singuliers cabinets de curiosité de son temps, était pourtant loin d’être unique en son genre. Depuis la fin du siècle précédent pullulaient par toute l’Europe cultivée (et aisée) de semblables collections, plus ou moins héritées des trésors d’églises mais surtout des travaux de Pline l’Ancien, dont L’Histoire naturelle, au premier siècle de notre ère, constitua le princeps de tous les cabinets de curiosités : à la manière des parades triomphales que conduisaient à Rome les généraux au retour de leurs campagnes de conquêtes et de prédation, le naturaliste y faisait défiler devant ses lecteurs la totalité de ce que le monde contenait de merveilles en matière de peuples, d’animaux marins, d’animaux terrestres, de bestioles, d’arbres, de plantes cultivées, de plantes sauvages, de pierres précieuses, de pierres tout court, de sculptures, de peintures, d’anecdotes diverses, réparant l’omission de certaines entités existantes par l’ajout de quelques-unes qui n’existent pas, l’ensemble en principe classé selon des critères rigoureux indiquant à chaque chose sa place dans le cortège, mais que sa profusion faisait déborder de toutes parts en un joyeux foutoir dans lequel la Renaissance verrait le symbole de l’inépuisable fécondité de la nature créatrice, et qu’elle s’efforcerait de recréer sous la forme de collections extravagantes ordonnées selon des catégorisations sinueuses à la logique absconse.

L’installation de la Wunderkammer de Ferdinand à Ambras fut concomitante d’un événement tragique dans l’existence de Casimir : la mort de sa nourrice, celle dont nous supposions plus haut qu’elle portait le nom de Witkiewicz (son prénom quant à lui s’est définitivement perdu dans les limbes de l’histoire.) Le jeune garçon, qui entrait alors dans sa prime adolescence (il venait d’avoir douze ans), en fut semble-t-il profondément affecté. Délaissant les jeux sur les bords de l’Inn qui occupaient la majeure partie du temps libre que lui laissaient ses précepteurs, il se réfugia dans la solitude du singulier musée de son oncle où il passait des heures entières en contemplation devant les grandes vitrines abritant les sculptures en cristal de roche montés sur or d’animaux fabuleux : griffons, dragons, chimères fabriqués dans l’atelier des frères Saracchi de Milan, petits automates de Drausch ou de Bachmann, coupes en œuf d’autruche montés sur argent rehaussé d’or et de pierreries réalisées par Clement Kicklinger, scènes mythologiques ou chrétiennes sculptés dans le corail et plus encore sans doute, si l’on en juge par la forme que prendrait des années plus tard sa propre collection, devant les pièces les plus énigmatiques de cette curieuse collection : racines de mandragore des deux sexes, fémurs de géants, miroirs déformants, corne de licorne et clochette cabalistique.

En 1586 le dix-huitième anniversaire de Casimir coïncida heureusement avec le décès inopiné d’Etienne (ou Stéphane) Batory, dont la cause de la mort (un accès de colère) déclencha l’hilarité de l’Europe entière, pour ne rien dire de Ferdinand, qui en rit aux larmes trois jours entiers. Une fois son sérieux retrouvé, il s’essuya les yeux, convoqua Casimir et, réprimant quelques pouffements résiduels, il expliqua à son neveu qu’il était temps pour le jeune homme de préparer ses affaires afin de rentrer chez lui, dans cette Pologne où il n’avait en fait jamais mis les pieds et qu’il ne connaissait que par les récits et les chansons que lui avaient naguère enseignés sa nourrice.

Le tempérament taciturne de Casimir l’empêcha de manifester la moindre émotion. Mais, hasard ou conséquence, il tomba malade. De longues périodes périodes de langueur entrecoupées d’épisodes fébriles, en lesquels les médecins consultés reconnurent les atteintes du mal de mélancolie, retardèrent de plusieurs mois son départ. Casimir ne s’en remit qu’en août 1587, à l’époque précisément où la Diète polonaise élut son nouveau souverain en la personne de Sigismond Vasa.

Malgré ce revers, Ferdinand décida de renvoyer quand même son neveu en Pologne, estimant qu’il ne serait pas en danger auprès d’un roi qui se trouvait être son cousin (la mère de Sigismond III, Catherine Jagellon, était la tante paternelle de Casimir) et qui peut-être pousserait la loyauté familiale jusqu’à, qui sait ? abdiquer le trône en faveur du dernier descendant en ligne directe (masculine) de la dynastie des Jagellon. Il est possible également que l’archiduc se fût lassé de la présence d’un jeune homme dont on ne pouvait pas dire qu’il égayait sa maison ni ses vieux jours.

Casimir accueillit avec le même stoïcisme boudeur que la précédente cette nouvelle annonce, se contentant de demander à son oncle la permission d’emporter avec lui une poignée de la terre qui entourait la tombe dans lequelle avait été inhumée sa nourrice, ainsi qu’une pièce de sa collection dont il laissait le choix à la discrétion de Ferdinand, une dont il pourrait sans trop de douleur souffrir la perte et qui permettrait à Casimir d’emporter avec lui, dans la lointaine et froide contrée où se jouerait dorénavant son destin, le souvenir des lumineuses années qu’il avait passées à Ambras auprès de son cher oncle, qui lui avait tant appris et pour qui il éprouvait non seulement l’amour que l’on ressent pour un parent, mais encore la reconnaissance que l’on doit à un bienfaiteur. Ferdinand accorda la terre.

Comme il ne retomba pas malade, Casimir partit le lendemain pour la Pologne. L’accueil de la Diète fut tiède : ce descendant inattendu de Sigismond II, élevé en Autriche chez les Habsbourg qui venaient d’échouer à placer un des leurs sur le trône (Maximilien III, un autre neveu de Ferdinand) et avaient à cette occasion montré à quel point ils étaient mauvais perdants en appelant à l’insurrection et en s’employant à lever des troupes pour marcher sur Cracovie, leur inspirait d’autant moins confiance qu’il faisait mine de ne rien savoir de la situation chaotique dans laquelle était plongé le royaume (en réalité, Casimir l’ignorait véritablement : ou bien qu’il eut oublié de l’en informer, ou bien qu’il eut estimé son intérêt secondaire pour le jeune homme, Ferdinand ne lui en avait pas parlé.) Son aspect renfrogné, sa parole rare, son polonais approximatif, ne jouaient pas non plus en faveur de celui que l’on baptisa plaisamment « l’héritier présomptueux ». Il fut détenu au château de Wawel en attendant que le sort des armes décidât du sien.

La guerre de succession de Pologne s’acheva, comme on sait, par la déroute des partisans de Maximilien à la bataille de Byczyna (également appelée bataille de Pitschen) en janvier 1588. Heureusement pour Casimir, Sigismond III avait la victoire magnanime et il ne suivit pas l’avis de ses conseillers de faire égorger son cousin puis de jeter son cadavre dans la Vistule. Au contraire, soucieux d’inscrire son règne sous le signe de la concorde et de l’apaisement, il offrit à Casimir l’administration de la voïvodie de la Poméranie orientale (ou Pomérélie.) Il y mit toutefois une double condition : Casimir devait d’une part prendre l’engagement de ne jamais se marier (afin de garantir qu’il n’aurait pas de descendance, du moins officielle), d’autre part renoncer au nom de Jagellon. C’est à ce moment que le jeune homme choisit de se faire appeler Witkiewicz, pour des motifs qu’il ne prit pas la peine d’éclaircir, et que le roi de Pologne ne se soucia pas de lui demander de clarifier.

Casimir Witkiewicz (ex-Jagellon) rejoignit sa nouvelle résidence en février 1588. Sigismond avait eu soin d’attribuer le titre de capitale de la Pomérélie (ou Poméranie orientale) non pas, comme on aurait pu s’y attendre, à l’important port de Gdansk (ou Dantzig) ni à Malbork (ou Marienbourg), avec son imposante forteresse des mêmes noms, mais à la petite ville de Skarszewy (ou Skarszewy), modeste bourgade au château chétif bâti au XIIe siècle par ou plutôt sous la direction de l’Ordre des Hospitaliers (ou Ordre de Saint-Jean de Jérusalem). De ce moment jusqu’à sa mort en 1613, le voïvode n’en bougerait plus.

Le gouvernement de la voïvodie accaparait d’autant moins Casimir que l’administration royale avait omis d’officialiser la désignation de Skarszewy comme capitale administrative, si bien que, en dehors de ses voisins immédiats qui eux-mêmes avaient peine à le croire, pratiquement personne en Pologne ne savait que le discret occupant de l’ancienne commanderie hospitalière était censé régner en maitre sur la vaste région alentour et n’avait de comptes à rendre qu’au souverain, au cas où celui-ci lui en aurait demandé. Peu sociable et peu enclin semble-t-il aux promenades dans la campagne alentour, qui avec ses plaines désespérément mornes contrastait spectaculairement avec les verdoyants sommets alpins qui formaient l’arrière-plan majestueux de sa jeunesse autrichienne, Casimir se reclut dans son petit château.

Est-ce l’ennui qui le poussa à constituer sa propre collection de merveilles et de curiosités, ou bien tentait-il par ce moyen de retrouver le cadre dans lequel il avait vécu sa prime jeunesse, nul ne le sait. Il est en tout cas avéré qu’il écrivit à son oncle pour lui demander des conseils sur la manière de l’enrichir et d’en classer les éléments mais, soit qu’il ne voulut plus rien savoir de son décevant neveu, soit que ses lettres se fussent égarées, aucune réponse de Ferdinand s’il y en eut ne nous est est parvenue. Casimir, livré à ses propres forces, pourvu de moyens financiers (relativement) limités, parvint pourtant à constituer une collection dont l’originalité des pièces qui la composaient, même si l’authenticité d’une portion conséquente d’entre elles est loin d’être au-dessus de tout soupçon, aurait sans nul doute suscité l’admiration de la postérité si elle avait survécu aux aléas de l’histoire.

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