La machine à beau temps d’Augustin Perlochon (3/3)

(Lire ici la première partie de l’histoire de la machine à beau temps d’Augustin Perlochon et ici la deuxième partie.)

De la machine de Perlochon, qui avait été pulvérisée par la déflagration (vraisemblablement provoquée par l’entrée en contact du mélange qu’elle contenait avec le résidu semi-gazeux de celui qu’elle avait expulsé), on ne retrouva rien. Le colonel Lourdot, qui était resté à proximité de l’appareil, avait été déchiqueté aussi proprement que s’il s’était trouvé sous le point d’impact d’un obus de calibre 75mm (c’est d’ailleurs ainsi que les autorités militaires expliquèrent sa mort à la famille) et ses restes se répartirent sur une rayon d’une dizaine de mètres, qu’il fallut déblayer à la pelle. En comparaison le malheureux soldat, qui avait eu la tête arrachée par l’explosion, était beaucoup plus présentable, ce qui permit de le renvoyer pour inhumation à sa famille. Si ce fut pour elle une maigre consolation de ne retrouver que la dépouille de leur proche, le fait de ramener dans son village un soldat (prétendument) mort au combat était suffisamment rare pour susciter la curiosité, et la tombe devint pendant des années un des points d’intérêt du petit village d’Argy (Indre), pour ne pas dire le seul. Augustin Perlochon quant à lui survécut par miracle à l’explosion : brûlé au troisième degré sur la moitié droite de son visage, il était incurablement défiguré et avait, outre son œil, perdu une jambe dans l’explosion. Mais il était vivant.

Il fut rendu à la vie civile, après que l’enquête diligentée par l’armée se fût révélée impuissante à trouver un mobile crédible pour l’envoyer devant un peloton d’exécution ou même au bagne, et à la suite d’une longue et douloureuse convalescence il reprit son travail d’ingénieur dans l’industrie automobile, auquel il consacra toute son énergie : débauché de Renault par son principal concurrent de l’époque, Perlochon intégra l’usine d’André Citroën, qui ne tarissait pas d’éloge sur les compétences de ce collaborateur non seulement hors pair, mais qui encore avait payé un lourd tribut à la Patrie en ayant été cruellement blessé au feu (Augustin avait fini par reprendre à son compte la fable officielle). Il travailla d’arrache-pied sur l’élaboration de les véhicules Type-C, et son implication ne fut pas pour rien dans le succès à la fois industriel et commercial de la nouvelle gamme des usines Citroën. Il était régulièrement invité à la table du Président-fondateur de l’entreprise. Ce fut d’ailleurs au cours d’un de ces repas que se décida sa disgrâce, dont jusqu’à sa mort il chercha vainement à s’expliquer la cause.

Ce jour-là André Citroën, comme il le faisait régulièrement, avait réuni une douzaine de ses collaborateurs préférés au Fouquet’s pour déjeuner. Perlochon, signe du crédit dont il jouissait dans l’entreprise, n’était installé qu’à deux couverts de son fondateur dont les hochements de tête, à chaque fois que l’ingénieur prenait la parole, manifestaient la grande considération qu’il lui accordait. Augustin, qui en avait bien conscience, s’était construit le personnage d’un homme modeste, aux goûts simples, et il expliquait à la cantonade à quel point il trouvait excellente la sole au champagne que l’on avait servie, mais que pour faire le bonheur de quelqu’un comme lui, une truite saumonée suffisait, même s’il ne dédaignait pas, ajouta-t-il avec un sourire, de l’agrémenter d’un léger filet de citron. Poursuivant sur sa lancée culinaire en abordant les délices trop méprisés de la sardine grillée, il ne remarqua que le visage de Citroën avait brusquement pâli.

« Dites-moi, Monsieur Perlochon, le coupa subitement l’industriel d’une voix tremblante, vous avez bien fait l’X, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, monsieur, répondit Augustin, qui n’ignorait pas que son patron était lui aussi passé par polytechnique. Promotion 1897. Et vous même, si ce n’est pas indiscret ?

– J’y suis entré en 1898.

– Eh ! Mais peut-être nous sommes-nous croisés ?

– C’est possible, monsieur Perlochon, c’est possible. Je vous avouerai que ce ne sont pas des souvenirs que j’aime à me remémorer.

– Oui, la discipline était très stricte, Monsieur, concéda l’ingénieur d’un air grave. Je dirai même qu’elle était excessive.

– Sans doute, sans doute, répondit Citroën dont la main tremblait. Excusez-moi messieurs, je dois aller me rafraichir un instant. »

On se poussa pour laisser passer l’industriel, qui s’absenta un long moment. L’un des collègues de Perlochon, qui se rendit à son tour aux toilettes un peu plus tard, témoigna par la suite avoir vu Citroën tête baissée, les deux mains sur un lavabo, les yeux rouges, murmurer à plusieurs reprises : « Le salaud ! Ah ! le salaud ! »

A dater de ce jour, sans explication, Perlochon ne fut plus invité aux déjeuners du patron. Il fut exclu des groupes de recherche et d’innovation sur les modèles ultérieurs de véhicules, ne reçut plus de cartes de vœux personnalisées pour son anniversaire ou la nouvelle année et fut mystérieusement oublié lors des augmentations de salaires. Ses demandes de rendez-vous avec la direction restèrent lettre morte et il ne parvint jamais à pouvoir approcher Citroën afin d’obtenir de lui les explications auxquelles il estimait avoir droit sur cette brutale autant qu’incompréhensible mise à l’écart.

Bien qu’elle fût couverte par le voile opaque du secret militaire, l’affaire du hangar d’Écausseville, comme la baptisèrent bientôt les rares personnes qui en eurent connaissance, n’en eut pas moins des répercussions politiques, puisqu’elle coûta son poste de ministre à Albert Thomas, qui payait ainsi l’enthousiasme qu’il avait manifesté pour l’invention de Perlochon : sa démission fut mise sur le compte d’un désaccord politique sur fond d’une de ces crises ministérielles qui sous la Troisième République revenaient comme la neige en hiver avant que ne se fissent sentir les effets du réchauffement climatique. Kerbrolec eut plus de chance, ce qu’il dut paradoxalement à sa réputation de bavard impénitent : les autorités estimèrent en effet qu’il était moins dangereux de le maintenir à son poste, en lui tenant la bride haute, que de laisser vaquer dans la nature, où il serait plus difficile à surveiller. Breton le menaça tout de même de le « faire sauter » au premier mot qui lui échapperait concernant cette histoire. Cela aurait signifié une affectation sur le front, où cette même expression revêtait un sens moins métaphorique ; aussi Kerbrolec sut-il tenir sa langue.

Au reste, il manifesta un zèle qu’on ne lui connaissait guère jusque-là pour faire oublier le rôle qu’il avait joué dans le fiasco de l’expérience de Perlochon. Ce fut lui qui dirigea la commission de sécurité qui inspecta le hangar. Il débaucha pour l’assister en qualité d’expert un ingénieur suisse, lui aussi polytechnicien (mais de l’école de Zurich), Henry Lossier, dont il accomplit le tour de force de vaincre ses réticences à abandonner ses travaux en cours pour l’accompagner dans la Manche sans lui toucher un seul mot des raisons pour lesquelles la solidité du hangar nécessitait d’être évaluée : ayant appris grâce à des relations communes que Lossier rêvait de superviser la construction d’un ouvrage en béton armé, en lequel il voyait le matériau du futur (« l’avenir aura la couleur du béton », avait-il coutume de prophétiser), Kerbrolec lui fit miroiter la possibilité, s’il acceptait cette mission certes bénévole et subalterne que le Ministère de l’Armement désirait lui confier, de devenir l’architecte de hangars à dirigeables d’un type nouveau, qui seraient autant de Tour Eiffel horizontales et en béton auxquelles, à l’instar de son illustre prédécesseur, il pourrait laisser son nom.

Lossier se laissa tenter, se rendit à Écausseville pour examiner le bâtiment et se montra d’autant plus tatillon dans son inspection qu’il avait immédiatement remarqué que les champs environnants fourniraient un admirable site pour la construction d’un hangar en béton armé. Kerbrolec, qui hochait la tête et prenait des notes à chacune de ses remarques se permettait d’en faire lui aussi de temps à autre pour calmer les ardeurs de l’ingénieur genevois, qui estimait qu’il fallait immédiatement mettre bas l’édifice qui s’effondrerait au premier coup de vent. Cette conclusion ne faisait pas les affaires du capitaine. Elle renforçait en effet la gravité de l’incident auquel il avait été mêlé en préconisant la construction de la machine de son ancien camarade. Il devait néanmoins convenir que l’analyse de Lossier, toute excessive qu’elle fût, n’était pas sans pertinence.

Kerbrolec décida finalement de tenir globalement compte des conclusions alarmistes de l’expert qu’il avait lui-même désigné. « Si par malheur ce machin s’effondre, ça va me retomber sur le dos », estima-t-il. Il les formula toutefois de manière à ne pas trop mettre en exergue la gravité des conséquences de l’explosion. Aussi écrivit-il dans le rapport qu’il adressa au Ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre Louis Loucheur que la structure du hangar avait été fragilisée, en particulier la toiture et la ferme centrale, noircies et partiellement rongées à la fois par l’explosion et par le contact avec les coalescences du gaz émis par la bonbonne, rendant délicate l’utilisation du bâtiment qui pourrait néanmoins rester en fonction le temps que fût construit un nouveau hangar. A cet égard, la proposition de M. Henry Lossier, ingénieur, d’une structure en béton armé recouverte de tuiles également en béton, méritait peut-être examen. «  Qu’ils se démerdent avec ça », se dit-il après avoir relu son rapport.

Loucheur accueillit avec tiédeur la suggestion du capitaine de construire un autre hangar, mais il la transmit néanmoins à son collègue du Ministère de la guerre, Paul Painlevé, qui à son tour en informa la direction de l’Aéronautique militaire qui relevait de son autorité. Celle-ci, composée exclusivement de militaires, se montra nettement plus enthousiaste : les Etats-Unis étaient entrés depuis quelques mois en guerre contre l’Allemagne, et même si leur engagement restait modeste, les responsables de l’Etat-major savaient qu’il irait s’amplifiant, laissant entrevoir la perspective plus si lointaine d’une fin des hostilités qui marquerait en même temps que le retour de la paix celui des budgets militaires estimés à l’aune de simples et mesquines considérations économiques. Aussi les généraux estimèrent-ils que toute proposition de nouveau matériel était bonne à prendre et que, bien que sa nécessité ne leur fût pas spontanément venu à l’esprit, la construction d’un hangar à dirigeables en béton était une bonne idée.

Le chantier débuta au mois de novembre 1917 et ne s’acheva qu’en août 1919. Au moment de l’Armistice de 1918, se posa la question de la poursuite des travaux, mais le général Duval, directeur de l’Aéronautique militaire, rassura Clemenceau : certes, il était trop tard pour que le hangar pût servir au cours de cette guerre ; mais c’était toujours de l’avance prise en vue de la prochaine. Par ailleurs, continua-t-il, les sommes d’ores et déjà englouties dans le projet étaient trop importantes pour revenir en arrière car cela aurait signifié qu’elles avaient été dépensées pour rien. Ce dernier argument, bien connu des psychologues comportementalistes sous le nom de « coût irrécupérable », produit toujours son effet, en particulier sur le personnel politique (c’est pour cette même raison que, toujours dans la Manche, s’enlise depuis plus d’une décenniel’interminable chantier de l’EPR de Flamanville), et Clemenceau donna son accord pour que la construction du hangar à dirigeables en béton armé fût menée à son terme, pour un coût global qui n’a jamais été divulgué, mais qui selon toute vraisemblance est hors de proportion avec l’usage qu’en fit l’armée, qui abandonna définitivement l’utilisation des dirigeables de combat dans le courant des années 1930.

L’Etat-major se montra néanmoins satisfait lorsqu’il vit s’allonger, à quelques pas du premier hangar de bois, la lourde masse grise de l’édifice construit par Lossier qui faisait un peu penser au cadavre d’une baleine qui se serait venue s’échouer au milieu des champs. « Deux pour le prix d’un ! » s’exclama Duval lors de sa visite du site en 1921, car la logique militaire obéit à des lois différentes de celles qui régissent l’économie.

Ainsi la machine d’Augustin Perlochon, si elle ne lui permit pas d’améliorer les conditions de vie des soldats, réussit-elle au moins à mettre la joie au cœur de leurs officiers.

Afin de préserver l’intégrité du hangar, qu’au fil des décennies les intempéries ont endommagé, et de maintenir la possibilité de visites, une souscription publique a été lancée par la Fondation du Patrimoine. Il est possible de contribuer à la sauvegarde du site en faisant un don à cette adresse : https://www.fondation-patrimoine.org/les-projets/hangar-a-dirigeables-d-ecausseville

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