Le Projet E.P.R. (3/10)

(Lire ici la précédente partie du Projet EPR)

Madame Perlochon ne revint chez elle qu’après l’heure de l’apéritif, ayant rencontré Madame Trochu chez Madame Brulotte. Elle trouva Ferdinand dans le bureau de son père, penché sur les papiers laissés par ce dernier. Absorbé dans sa lecture, il ne leva même pas la tête lorsqu’elle passa la sienne par l’entrebâillement de la porte. Soucieuse de ne pas le déranger, la vieille femme recula sur la pointe des pieds avant de redescendre à la cuisine.

En réalité, Ferdinand n’avait pris cet air d’intense concentration que pour donner le change à sa mère, dont il avait entendu le trottinement dans l’escalier. Il n’arrivait pas à fixer son attention sur les lignes de calcul qu’avait notées son père dans un petit calepin un demi-siècle auparavant. Il en était encore à intégrer les informations que lui avaient communiquées Kerbrolec, qui dressaient d’Augustin Perlochon un portrait qu’il ne parvenait pas à faire coïncider avec celui qu’il avait fixé dans sa mémoire : ainsi donc son père avait, avec l’aide de celui de Kerbrolec, conçu un appareil destiné à rendre un peu moins terrible le quotidien des soldats perclus de froid dans leurs tranchées, détournant à leurs risques et périls les consignes données par le haut-commandement militaire qui les croyait en train d’œuvrer à la réalisation d’une terrifiante et novatrice machine de guerre ! Même si Gwendall avait laissé entendre que l’initiative de ce détournement était à mettre au compte d’Alexandre de Kerbrolec, Ferdinand, qui ne cachait pas ses convictions communistes, sentait son cœur se serrer à l’idée que son père ait pu souscrire à un si généreux dessein, et s’emplir d’admiration quand il eut appris que les deux hommes avaient préféré détruire en toute hâte la machine au moment où ils s’étaient rendu compte qu’ils avaient été percé à jour.

– Ils n’eurent pas le temps de songer à se protéger eux-mêmes, expliqua Gwendall. Il y eut un accident.

– Bon dieu ! mais c’est bien sûr ! C’est là qu’il a été mutilé ! s’exclama Ferdinand.

Kerbrolec fils avait hoché la tête d’un air grave.

– Je comprends maintenant pourquoi il ne fallait pas lui parler de l’armée ! Ah ! Je comprends tout !

A présent que la révélation s’était faite en lui, tandis qu’il contemplait dans la lumière faiblissante de cette soirée printanière les notes rédigées d’un écriture fébrile par son père à l’époque où il avait l’âge qui était maintenant le sien, Ferdinand murmura pour lui-même, les larmes aux yeux :

– Comme je l’avais mal jugé !

Mais le moment n’était pas aux regrets. Kerbrolec avait fini par lui confier le véritable objet de sa visite : cette machine que leurs pères avaient imaginée et dont pour une raison inconnue Augustin Perlochon seul avait gardé les plans, Gwendall voulait la reconstruire. « L’hiver que nous venons de vivre n’est qu’un coup de semonce », avait-il expliqué. De toutes récentes études américaines auxquelles en sa qualité de haut fonctionnaire (il pria Ferdinand de l’excuser de ne pas se sentir autorisé à lui dévoiler de quel ministère) il avait eu accès, parvenaient à des conclusions particulièrement alarmistes : si leurs calculs étaient exacts (et les Américains, précisa-t-il, disposaient de machines à calculer particulièrement perfectionnées), la Terre se dirigeait tout droit vers une nouvelle ère glaciaire. Dans quelques décennies, le drame du bidonville de Pomponne, dans lequel on avait quelques mois plus tôt retrouvé le cadavre glacé d’une jeune femme tenant contre son sein son nourrisson mort lui aussi de froid, serait le lot quotidien de centaines de milliers de nécessiteux. L’économie serait paralysée au bas mot six mois par an ; les mines de charbon ne seraient pas en mesure de fournir suffisamment de combustible alors que les températures hivernales à Paris pourraient fréquemment descendre jusqu’à des moins trente degrés. « Et je vous parle de la France. Imaginez ce que ce sera dans un pays comme la Russie », ajouta Gwendall qui avait très vite compris où se situaient les sympathies de Ferdinand.

Ce dernier promit évidemment de fournir toute l’aide qu’il serait en mesure d’apporter et proposa à son interlocuteur de se rendre dans le bureau où étaient conservées les archives de son père. Mais Gwendall déclina l’invitation :

– Je vous fais confiance. Même si nous ne nous connaissons pas, l’admiration que mon père éprouvait pour le vôtre suffit à me convaincre que la France, que l’humanité pourra toujours compter sur un Perlochon.

Après que son visiteur eut pris congé de lui, Ferdinand se dit que ce Gwendall de Kerbrolec, en plus de tout le reste, était vraiment un chic type.

(Lire ici la suite du Projet EPR)

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