(Lire ici la précédente partie du projet EPR)
Ferdinand fit valoir ses droits à la retraite à la fin de l’année suivante, ce qui lui permit de consacrer l’essentiel de son temps à ses recherches sur l’amélioration de l’EPR. Mais le problème était rendu particulièrement délicat par l’instabilité du mélange mi-liquide mi-gazeux que devait expectorer la bonbonne. Chaque modification de sa composition, même minime, obligeait à refaire l’ensemble des calculs. Il fallut six ans à Ferdinand pour parvenir à une solution qu’il jugea satisfaisante : elle permettait en effet de diviser par vingt le volume de gaz rejeté dans l’atmosphère, et d’éviter ainsi que le réchauffement de l’atmosphère fût trop brutal. En revanche, cette nouvelle configuration nécessitait que le mélange à l’intérieur de la bonbonne fût en contact avec une quantité significative d’uranium enrichi.
Bien qu’il eût fait toute sa carrière au service du développement de la filière nucléaire française, Ferdinand échouât à s’en procurer en faisant jouer les relations qu’il y avait conservées. Il se tourna donc vers ses amis bretons :
– Il n’y a pas moyen de faire autrement ? demanda Gwendall, ce n’est pas facile, ce que tu nous demande là.
– J’ai bien peur que non, répondit Ferdinand.
– Bon, on va voir ce qu’on peut faire. Je te tiens au courant.
Ferdinand passa les six mois qui suivirent à tourner fébrilement autour de la petite table sur laquelle était posé son téléphone. Enfin, en avril 1983, Kerbrolec le rappela :
– C’est arrangé, expliqua laconiquement le Breton. Tu crois que ça pourra être fini avant la fin de l’été ?
Malheureusement expliqua Ferdinand, d’autres calculs étaient nécessaires ; puis des essais en laboratoire. Il s’agissait de ne pas se tromper : maintenant que l’appareil était nucléarisé, les conséquences d’une explosion seraient sans commune mesure avec celle de 1916.
– La réaction d’une explosion du mélange enrichi à l’uranium est en fait imprédictible : cela peut aller d’une simple explosion atomique du type Hiroshima à ce qu’on appelle le « syndrome chinois », autrement dit à l’explosion de la Terre.
– Je vois… Mais que fait-on de l’uranium en attendant ?
– Le plus sûr est de les stocker dans plusieurs endroits, éloignés les uns des autres, si possible. Et surtout enterrés en profondeur Cela limitera les risques de radiation.
– Très bien. Mais essaie de te dépêcher : François a dû vendre deux tableaux et trois sculptures pour acheter l’uranium. Ça n’a pas été de gaieté de cœur, crois-moi. Maintenant il veut des résultats.
– Je ferai de mon mieux.
– Je n’en doute pas, mon vieil ami. À bientôt.
En évoquant l’état d’esprit de Phinault, Kerbrolec s’était délibérément tenu très en dessous de la vérité. En réalité l’entrepreneur breton était furieux d’avoir dû, pour pouvoir acheter de l’uranium ukrainien, se séparer de quelques-unes de ses œuvres préférées : deux monochromes peints à la suie d’Anselm Kiefer (de puissantes évocations minimalistes de la Shoah) et une sculpture conceptuelle de Michael Craig-Martin (une étagère en verre surmontée d’une canette de bière accompagnée d’un texte philosophico-poétique expliquant que la canette était en fait un chat). Considérant le prix auquel il les avait acquises, il s’était imaginé que la vente d’une seule de ces pièces aurait été suffisante. Aussi le brutal arbitrage du marché, qui pour la première fois de sa carrière lui avait été défavorable, l’atteignait-il dans les profondeurs les plus intimes de son être ; et que ce coup fût de surcroit porté par le marché de l’art l’avait rendu d’autant plus douloureux. Comme l’avait résumé Michel Colloré lorsqu’il raconta l’affaire à Kerbrolec, Phinault « l’avait eu dans le cul ».
Ce dernier s’était en effet depuis quelques années pris d’une subite mais dévorante passion pour l’art contemporain. Avec l’enthousiasme un peu brouillon qui caractérise les autodidactes, il s’émerveillait de ce vaste univers des formes qu’il découvrait, achetant sans compter de tout, depuis les cailloux du land-art jusqu’aux tables en formica estampillées ready-made en passant par les sacs poubelle de l’anti-art. Bientôt les étudiants des beaux-arts ne suffirent plus à combler la demande et les galeristes du monde entier écumaient les hôpitaux psychiatriques, les bidonvilles, les écoles maternelles et les décharges municipales afin de dénicher de nouvelles œuvres vouées à rejoindre la « collection Phinault » dont la simple évocation déclenchait des raz-de-marées d’hilarité dans les cocktails artistico-mondains de Londres et de Manhattan.
Mais marchands et critiques d’art durent rapidement déchanter : ils s’étaient naïvement imaginé que l’entrepreneur breton finirait par se lasser de remplir ses maisons et châteaux de tombereaux d’immondices ; mais Phinault n’arrêtait pas d’acheter, d’acheter toujours plus cher, toujours plus gros, toujours plus laid. Et bientôt une horde de suiveurs issus comme lui des mondes de l’entreprise et de la finance lui emboita le pas, se lançant avec frénésie dans l’achat d’oeuvres d’art contemporaines dont la qualité esthétique était estimée à l’aulne des prix que les payait Phinault plutôt qu’en fonction des critères définis par les critiques reconnus. Ceux-ci sentirent que s’ils ne réagissaient pas très vite ils perdraient toute crédibilité auprès des marchands et des artistes qui n’auraient plus aucune raison valable de les traiter comme coq en pâte afin de se garantir de leur plume venimeuse. La revue française Art Press, sous la direction de Catherine Millet, fut la première à virer sa cuti pour se mettre au diapason de la nouvelle tendance du marché. Elle acquit par cette opération le statut de revue de référence mondialement respectée qu’elle a conservé jusqu’à nos jours.
Certains dans le monde de l’art en conçurent néanmoins une rancune tenace à l’encontre de François Phinault, qui avait bouleversé tout ce en quoi ils avaient toujours cru, en premier lieu l’excellence de leur jugement esthétique. Aussi lorsqu’ils apprirent que pour la première fois le collectionneur se séparait de certaines de ses œuvres, ignorant évidemment quelle raison précise le poussait à le faire, s’imaginèrent-ils que le vent était en train de tomber, et les finances de Phinault de s’essouffler. Ils s’entendirent à faire chuter la cote des artistes dont il avait acquis les œuvres, obligeant ainsi l’entrepreneur breton à vendre à perte.
Mais l’accalmie devait être de courte durée : après avoir encaissé le coup, et bien que blessé dans son amour-propre, Phinault releva la tête, bomba le torse et se jeta de nouveau dans l’arène du marché de l’art : il acheta à une vente aux enchères chez Christie’s trois nouveaux tableaux de Kiefer (un triptyque sur la Seconde Guerre mondiale en boue séchée), se battant comme un lion pour les arracher à un autre collectionneur, anonyme, qui renchérissait sur chacune de ses propositions jusqu’à leur faire atteindre des prix sans commune mesure avec ceux auxquels s’échangeaient jusque-là les œuvres de l’artiste allemand. Personne ne découvrit jamais l’identité du mystérieux enchérisseur. Phinault, lorsqu’on lui posait la question, se contentait de répondre, avec un sourire mystérieux : « un connaisseur, sans aucun doute. »
Occupé qu’il était par ses transactions artistico-financières, Phinault avait délégué aux Colloré la gestion du stock d’uranium qu’il avait secrètement acquis. Il fut confié à Michel qui le dispersa un peu partout en Bretagne sans trop se soucier de les enfouir plus profondément que sous une mince couche de terreau. « Sinon on n’arrivera plus à les retrouver », expliqua-t-il à ses frères. Mais cette désinvolture manqua causer une catastrophe : des mesures de routine effectuées par le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) autour de la centrale nucléaire des Monts d’Arrée (Finistère) firent apparaître un taux de radioactivité anormalement élevé et potentiellement dangereux, non seulement dans les environs immédiats de la centrale, mais également dans l’ensemble de la région. Or, si la procédure à suivre dans le premier cas relevait de la routine (diviser les chiffres obtenus jusqu’à ce qu’ils passent sous le seuil de dangerosité fixé par les normes internationales avant de les rendre publics), le second faisait en revanche l’objet de directives plus floues, si bien qu’ils furent divulgués tels quels dans la presse, causant une certaine émotion chez la population locale.
Heureusement le Président de la République de l’époque, François Mitterrand, n’était pas du genre à s’alarmer facilement pour la santé de ses concitoyens. En homme paisible, il s’inquiéta surtout de la possibilité que cette information ne fournît aux activistes du Front de Libération de la Bretagne un nouveau prétexte à commettre des attentats contre le site, ainsi qu’ils l’avaient fait en 1975 et en 1979, et plutôt que de convoquer son Ministre de la santé (duquel dépendait le SCRPI), ce fut son Ministre de la Défense qu’il convoqua. Il ordonna à Charles Hernu, né à Quimper, de s’occuper de cette affaire, c’est-à-dire de l’enterrer sous n’importe quel prétexte. « Que ce soit valable une bonne fois pour toutes, Charles, expliqua le Président : le nucléaire, personne ne doit nous emmerder avec ça. »
C’est ainsi que naquit la théorie de la prétendue « radioactivité naturelle de la Bretagne » qui malgré son invraisemblance manifeste fut sans difficulté adoptée par une opinion publique trop crédule, y compris en Bretagne. Il faut dire qu’elle fut défendue par un Edouard Leglerc aussi roublard que réactif : dès qu’il eut appris quelle était l’explication officielle des conséquences de la bévue de Colloré, il entreprit d’y faire adhérer les clients de ses magasins en jouant la carte de la fierté régionaliste, et il fit installer aux devantures de tous ses hypermarchés armoricains de grandes banderoles portant l’inscription : « La Bretagne, naturellement rayonnante ! »
Loin de toute cette agitation, Perlochon poursuivait ses recherches. Enfin, au mois de juin 1987, il put annoncer à Kerbrolec qu’elles étaient achevées. Ne restait plus qu’à confectionner le mélange, et à reconstruire la machine. Comme cela avait été convenu avec les Bretons, Ferdinand envoya ses notes et ses plans par courrier recommandé à Kerbrolec, qui devait le recontacter une fois les travaux terminés.
C’est ainsi que le 21 juin 1988 Perlochon fut invité à assister à l’inauguration du nouvel EPR, qui avait été installé dans le vaste jardin de la résidence bretonne de François Phinault.
– Par contre, Ferdinand, attends-toi à une surprise quand tu verras l’appareil, le prévint Kerbrolec.
– Il y a un problème ? demanda Ferdinand brusquement saisi d’angoisse.
– Non, non, rassure-toi. Cela concerne juste la… euh… l’esthétique.
– Ah ? Vous l’avez décorée ?
– En quelque sorte.
– Bon… Pourquoi pas. J’espère que c’est beau au moins ?
– C’est une question de tempérament, je suppose… François adore.
– Si un amateur d’art aussi éclairé que François Phinault trouve la décoration à son goût, je ne doute pas qu’elle soit splendide, assura Ferdinand avec emphase.
Il y eut un long silence au téléphone ; puis Kerbrolec et Ferdinand réglèrent les détails pratiques de la venue du second.
(Lire ici la suite du Projet EPR)