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D’après le témoignage qu’en a laissé le secrétaire de Casimir qui était chargé de l’inventorier, la Kunstkammer était exposée dans l’ancien réfectoire des Hospitaliers, une pièce rectangulaire d’une quinzaine de mètres de long pour cinq ou six de large à la voûte en berceau plein-cintre. Sept armoires en bois imitation ébène (c’est-à-dire en bois de pin recouvert de peinture noire) et pourvues de vitrines occupaient les murs latéraux (quatre à gauche et trois à droite, à moins que ce ne fût l’inverse), laissant inoccupé l’espace central dans lequel pouvait donc déambuler à son aise le visiteur éventuel.
La première vitrine à gauche en entrant était consacrée aux curiosités de l’univers des pierres et des métaux. Conformément à un usage courant à cette époque, il n’y était pas fait de distinction entre les pièces directement produites par la nature et les objets manufacturés. Ainsi les gemmes voisinaient-elles avec les lapidaires, pièces d’orfèvrerie, monnaies, médailles anciennes et coquillages. Parmi les premières se distinguaient quelques élégantes pierres fines, telle cette belle agate dendritique délicatement ovoïde sous la surface de laquelle les ramifications arborescentes évoquaient invinciblement, dixit l’auteur de l’inventaire, la fougère en fleur (?). A sa droite, une autre agate de six pouces de longueur pour quatre de hauteur, appartenant à cette variété que l’on appelle « agate oeil », attirait invinciblement celui du spectateur : la profonde pénombre qui en constituait le cœur était cerclée d’une large veine rouge, elle-même entourée d’une zone blanchâtre, l’ensemble donnant la saisissante impression de se trouver sous le regard malveillant d’une créature énorme. Il se serait agi, selon l’inventaire, d’un œil ayant appartenu à l’une des têtes de l’Hydre de Lerne que Hercule avait écrasée sous sa massue. Sous la violence du choc, l’œil aurait giclé hors de son orbite et aurait été recueilli par Iolaüs, le neveu du héros venu prêter main forte à son oncle. Le fait que la gemme ait été rangée avec les minéraux et non dans la vitrine consacrée au règne animal ou avec les reliques montre assez que l’auteur lui-même, non plus que Casimir, ne croyaient à cette histoire.
Les autres pierres, dont certaines étaient néanmoins très jolies, présentaient moins d’intérêt : outre l’inévitable gros bézoard, qu’aucun cabinet de curiosité digne de ce nom ne pouvait ignorer, on y trouvait un petit bloc de marcassite, un camée en sardonyx de facture assez fruste représentant soit la fuite du Christ en Egypte soit Bacchus accompagnant Silène monté sur son âne, un septaria quelconque, une agglomération de cristaux de malachite, une petite lapis lineus (ou linurgus) blanche, un peu de quartz et un morceau de calcaire de Toscane dont la couleur et les stries approximativement circulaires rappelaient les cernes d’un tronc d’arbre en coupe.
Les médailles, hormis une Minerve sermonnant un gamin (Télémaque ?) qui aurait été gravée par le sculpteur milanais Annibale Fontana, n’avaient rien de mémorables, encore moins les pièces, essentiellement constituées de złoty, grosz, półtorak, półkopek et trojak à l’effigie ou aux armes de Sigismond II Auguste (ou Jagellon). Malheureusement, en dépit de la mer toute proche, la collection de coquillages était également anecdotique.
La deuxième vitrine abritait quelques singularités du règne animal. Sur la tablette supérieure étaient disposés des bocaux de différentes tailles remplis d’alcool où croupissaient des charognes diversement répugnantes : le foie d’un animal non identifié roulé sur lui-même d’un lobe à l’autre, tel que l’empereur Auguste, dit-on, en trouva dans les entrailles de six animaux qu’il éviscéra lors d’un sacrifice (présage de bonne fortune) ; un échénéis (ou rémora) d’un demi-pied, espèce de poisson tout en longueur, pourvu de minuscules nageoires et d’une ventouse sur le ventre, qui passait pour se coller au gouvernail des navires, les immobilisant aussitôt (semblable mésaventure survint à Marc Antoine dont la galère fut immobilisée lors de la bataille d’Actium, l’empêchant de rejoindre la tête de ses troupes et réduisant le général à observer de loin leur déroute face aux navires de César et Auguste, alors qu’il brulait d’aller mourir auprès de ses hommes ainsi qu’il le confia par la suite à Cléopâtre qui, dubitative, demandait à interroger son équipage pour confirmer cette histoire, ce qui ne se put faire, Antoine dans sa colère les ayant tous fait mettre à mort ‒ voyez à ce propos Pline, Hist. nat., XXXII, I) ; un impressionnant Taenia saginata qui, déroulé, mesurait si l’on en croit l’inventaire pas moins de quarante pieds ; un fœtus de pygmée, petite boule de la taille d’une lentille presque invisible au sein du liquide trouble dans lequel elle était noyée ; un spécimen de rat tombé du ciel lors d’une averse de ces rongeurs en Norvège documentée au quatrième livre de sa Cosmographia universalis par le géographe Sebastian Münster, qui détaillait dans cet ouvrage les ravages auxquels ils s’étaient livré puisqu’à peine arrivés au sol ils s’étaient précipité pour dévorer tout ce qui était vert (celui qui était conservé à Skarszewy avait dû mal se réceptionner car il avait la tête écrasée) ; une paire de testicules de boeuf (« pièces fort rares », indiquait à leur propos l’inventaire) ; et d’autres résidus organiques de moindre intérêt.
La tablette inférieure accueillait les deux pièces maitresses de cette seconde vitrine : une corne de « jeune licorne » d’une taille certes modeste (trois pieds cinq pouces, soit un peu plus d’un mètre, bien loin donc des presque dix pieds de celle que le calife Haroun al-Rachid offrit à Charlemagne, aujourd’hui visible au musée de Cluny à Paris) mais dont la présence ne laisse pas d’étonner dans cet inventaire au vu des prix extravagants qu’atteignait alors ce genre de marchandise, bien au-delà des moyens financiers dont pouvait disposer Casimir ; et une écaille large comme la main, fine comme de la nacre (« avec quoi l’on pourrait la confondre », précise l’inventaire, non peut-être sans une pointe de perfidie) extraite du cadavre du gigantesque serpent qu’eut à affronter l’armée du consul Marcus Regulus sur les bords de la Bagrada (ou Macar, aujourd’hui Medjerba) alors qu’elle était en route pour affronter celle de Carthage au cours de la première Guerre Punique : long de cent vingt pieds selon Pline (chiffre confirmé par Aulu-Gelle), il avait fallu rien moins que catapultes et machines de siège pour en venir à bout.
La troisième vitrine était en principe dévolue aux antiques. Dans les faits, elle contenait essentiellement une série de petites statues en bois recouvert de plâtre peint dans la confection desquelles les artisans de l’Allemagne méridionale et des Alpes autrichiennes étaient passés maitres, comme en témoignent les œuvres parvenues jusqu’à nous de Jörg Lederer, Hans Leinberger, Gregor Erhart entre autres. On y trouvait exposés une Sainte Barbe aux joues très rouges et à la mine réjouie, une coupe à la main ; un soudard patibulaire mais guilleret figurant probablement un soldat romain escortant le Christ vers le Golgotha ; un enfant Jésus tout nu et tout potelé s’amusant avec un petit oiseau perché sur son index. Il y avait aussi des sujets populaires ou folkloriques : une serveuse à la poitrine opulente et aux longs cheveux tressés transportant des chopes de bière énormes, un bucheron barbu, hache sur l’épaule, qui s’en retournait chez lui d’un bon pas, maintenant que sa besogne était achevée, ; un cordonnier penché sur son ouvrage, le sourire aux lèvres ; un lutin espiègle ; une jeune fille rêveuse tenant le haut de robe retroussée au-dessus des mollets, les pieds nus comme si elle s’apprêtait à passer par un ruisseau. L’ensemble formait une scène pleine de vie et gaieté, évocation charmante de la vie quotidienne du peuple dans un monde qui n’aurait jamais connu la misère et l’injustice.
La quatrième vitrine, consacrée aux reliques, était moins gaie. Ici encore le contenu différait quelque peu de ce que son attribution annonçait, même s’il y avait des pièces indubitablement chrétiennes : un des tétons de Sainte Agathe (dans un remarquable reliquaire en forme de dôme côtelé délicatement ouvragé), une dent de lait du Christ, un crâne de Saint Jean Baptiste enfant, un morceau du bâton avec lequel Saint Nazaire fut roué de coups à Milan sur ordre du préfet de la ville où il était venu soutenir Saint Gervais et Saint Protais qui y étaient emprisonnés ; un pavé de la Voie Aurélienne tâché du sang de Saint Pancrace, à qui Dioclétien avait demandé gentiment, eu égard à son âge (Pancrace était encore un enfant), de renoncer à cette folie de foi chrétienne, et qui lui avait répondu par des insultes, si bien qu’il avait eu la tête tranchée ; une petite fiole en cristal contenant un reste de l’huile par laquelle Sainte Eugénie avait guéri Mélancie, une bourgeoise d’Alexandrie qui, la prenant pour un homme, voulut ensuite s’unir charnellement à elle et qui, devant le refus que, bon gré mal gré on ne sait pas, lui opposa Eugénie, l’accusa d’avoir tenté de la violer mais en fut pour ses frais car le préfet n’était autre que le propre père de la Sainte qui avait naguère fui le foyer parental pour suivre un prédicateur chrétien et qui se fit reconnaître en se mettant toute nue devant lui ; alors une flamme descendit du ciel et consuma la méchante Mélancie tandis que le père courait embrasser la foi de sa fille.
Une note du secrétaire de Casimir sur l’inventaire de la collection faisait toutefois remarquer qu’aucune de ces reliques n’était accompagnée de la bandelette de parchemin indiquant et authentifiant sa provenance.
Aux côtés de ces témoins de l’époque héroïque du Christianisme figuraient, dans une promiscuité qui aurait pu être dangereuse si un inquisiteur un peu tatillon avait voulu l’examiner de près, des pièces encore plus singulières, telles qu’un bonnet de gnome, la pointe (émoussée) d’une flèche en plomb du carquois de Cupidon qui semble avoir été placée tantôt dans la vitrine des reliques tantôt dans celle des pharmacopées, puisqu’elle apparaît à ces deux endroits de l’inventaire ; une baguette de sourcier ; une de ces mains humaines desséchées ironiquement baptisées « main de gloire », étant donné que selon toute vraisemblance elle avait appartenu à un pauvre hère pendu pour une vétille quelconque ; un morceau de la corde ayant servi à extraire du sol une racine de Baara (et que donc il était dangereux de simplement toucher) ; deux petites boites en acajou, la première renfermant une bourrasque du vent de Sharav (ou Khamsin), la seconde une des imprécations terribles que lancent contre le soleil couchant les Atlantes d’Ethiopie ; un bouton de l’hilaret (sorte de jaquette) jaune que portait le diable un certain soir de sabbat ; une racine de mandragore (mâle) ; un dard de plomb de laponie, etc.
L’armoire à pharmacie qui constituait la cinquième vitrine était la mieux achalandée de toutes celles que renfermait la Kunstkammer de Casimir Jagellon (ou Witkiewicz). On y trouvait des remèdes en théorie éprouvés pour presque tous les maux susceptibles d’affliger l’être humain en cette époque simple mais rigoureuse. Il y avait tout d’abord les flacons d’eau : de l’eau d’ange, confectionnée à partir d’une banale eau de source dans laquelle avaient macéré des plantes diverses (styrax, noix de muscade, iris de Florence, cannelle, graines de santal réduites en poudre, clous de girofle, benjoin, écorce de citron), dans des proportions et suivant une recette communiquée par un ange (d’où son nom), efficace « contre toutes sortes de maladies » ; de l’eau du Cautzer, censée guérir pour toujours de toute soif ; de l’eau de Cyzike pour soigner les passions d’amour ; de l’eau du Nil, remède à la mélancolie venteuse (ou hypocondrie) ; de l’eau de Mnémosyne, pour la mémoire ; de l’eau du Léthé, pour l’oubli ; de l’eau de Sinuesse, pour la folie en général ; de l’eau amère, employée par les rabbins de Jérusalem pour juger de la fidélité des femmes ; de l’eau ardente, aux vertus médicinales aussi discutables que l’eau précédente, mais qui avait pour propriété de prendre feu au contact d’une bougie allumée, ce qui était plaisant ; enfin de l’eau bénite, qui pouvait toujours servir.
Venait ensuite une théorie de petits pots contenant les poudres, pommades et onguents extraits de substances animales : cendre de testicules d’âne (contre la chute des cheveux), fiel de sanglier (affections de la rate), poudre d’excrément de porc (affections du colon – à prendre additionné de cumin, ne fût-ce que pour en masquer le goût), cendre de corne de cerf (vers intestinaux), cendre de cuisse de chevreau (hernies), poudre d’os de renard cuit vivant (douleurs articulaires), testicules d’ours réduites en bouillie (épilepsie), cervelle de chameau desséché (épilepsie encore), cendre de sabot d’âne (deux cuillerées par jour pendant trente jours – épilepsie toujours), fiente de chèvre macérée dans du vin vieux (fracture des os), poudre de dents humaines (morsures de serpent), graisse d’ours (chute des cheveux, brûlures, érysipèles, douleurs articulaires, douleurs lombaires, inflammation des glandes salivaires – c’était un remède très productif), suif de bœuf mélangé à du sel (furoncles), fiente de sanglier séché ramassée au printemps (douleurs nerveuses), présure de lièvre (en onguent sur les blessures pour arrêter les hémorragies), moelle d’âne (gale), poudre de cœur de colombe (nécessaire à la confection de philtres d’amour : la mélanger avec de la cervelle d’âne, une langue de vipère, un poil de la queue d’un loup, le sexe d’un cheval, la coiffe d’un enfant qui vient de naitre, une pierre provenant d’un nid d’aigle, sept passereaux mâles saignés sur l’aile gauche, du vin de Crète et du sucre fin ‒ écraser le tout dans un mortier de marbre ; le faire bouillir dans un récipient de verre, puis d’or, puis d’argent (dans cet ordre) ; le recueillir avec une cuiller en argent (important) ; remettre le tout dans un récipient de verre (pas le même que celui utilisé pour la cuisson) où l’on aura eu soin d’ajouter trente et un grains d’ambre gris dissous dans du sang de taureau et une pincée de copeaux de racine de mandragore ; laisser macérer jusqu’à la première nouvelle lune du printemps suivant ; et le tour est joué.)
Les simples (ou plantes) avaient beau constituer l’essentiel des remèdes proposés à l’époque (à tel point que dans son De Doctrina promiscua le médecin italien Galeotto Marzio en avait inventorié huit cents, avec il est vrai des doublons, certaines plantes apparaissant sous plusieurs noms), elles étaient presque totalement absentes de la pharmacie de Casimir, à la seule exception d’un brin de moly, cette herbe à fleur blanche et racine noire qu’Ulysse mangea sur le conseil de Mercure afin de se garantir des effets des sortilèges de Circé ; mais elle était conservée dans une boite en ébène rectangulaire pourvue d’un verrou dont la clé avait été perdue si bien qu’il était impossible de l’ouvrir. De toute façon ses vertus thérapeutiques se limitant à prévenir la métamorphose en cochon, son utilité médicinale était très relative (Marzio ne la citait d’ailleurs même pas.)
Il y avait en revanche quelques pierres, dont certaines assez jolies, et qui auraient à ce titre tout aussi bien pu figurer dans la première vitrine : un élégant petit morceau de corail monté en collier, qui chasse les cauchemars de celui qui le porte au dire de l’astrologue et mathématicien Jérôme Cardan ; une belle topaze, qui suivant le pasteur allemand Christopher Enkel calme les chagrins, apaise les colères, réjouit l’esprit ; une grosse chélidoine (ou pierre d’hirondelle) qui guérit les lunatiques et rend les fous joyeux, si l’on en croit le médecin italien Pietro Biero ; de la pierre d’aimant (ou magnétite) dont le philosophe et ingénieur Nicolo Cabeo assurait que, réduite en poudre et prise en boisson elle rend la jeunesse mais qui déconseillait d’en porter sur soi car alors elle rend triste ; une calcédoine qui selon le botaniste padouan Jacopo dei Dondi dissipe les illusions de la mélancolie ; de l’or enfin, dont les vertus merveilleuses faisaient consensus chez les médecins, mathématiciens, philosophes, astrologues, alchimistes, botanistes, ingénieurs et théologiens, qui s’accordaient tous pour assurer que plus on en a plus on est heureux.
La sixième et pénultième vitrine hébergeait les objets de loisir et de divertissement. Outre une boite à surprises analogue à celle que possédait Ferdinand à Ambras (un coffret de bois à l’intérieur duquel différentes espèces de vermines en papier mâché s’animaient quand on l’ouvrait, déclenchant des petits cris de terreur chez les femmes et de gros éclats de rires chez leurs époux), on y trouvait quelques-uns des jeux de société à la mode à l’époque chez ceux qui avaient du temps à y consacrer : un exemplaire de l’austère metromachia (ou jeu des géomètres) ; une version de l’ouranomachia (ou jeu des astrologues) à sept joueurs (un par planète) ; et le plus célèbre d’entre eux, la fameuse rithmomachia (ou jeu des philosophes), avec son impressionnant plateau rectangulaire, ses quatre types de jetons et ses règles contre-intuitives. Mais ce qui retenait surtout l’attention du visiteur était une exceptionnelle scène champêtre automate en bronze doré au feu figurant une jeune femme accroupi devant un buisson, pour afin manifestement de soulager un besoin naturel, tandis qu’un jeune homme, caché derrière un arbre, observait ce spectacle avec un plaisir non dissimulé (un ingénieux mécanisme faisait saillir une bosse qui tressautait sous sa ceinture.) Cette charmante scène de voyeurisme pré-libertin prenait une toute autre tournure après que la jeune femme, s’étant relevée, se retrouvait face à face avec le jeune homme qui était sorti de derrière son arbre et la saluait d’une révérence dont la souplesse était quelque peu mise à mal par le témoignage de son admiration toujours palpitant et qui manifestement le gênait pour se pencher trop en avant. Alors la jeune femme d’un geste élégant saisissait le bas de sa robe et la relevait jusque par-dessus sa tête avant de la faire basculer derrière elle. Stupeur ! se révélait alors, non pas la nymphe plantureuse que le spectateur eut été en droit d’attendre, mais un squelette (fait d’ivoire) qui se mettait à sautiller autour du jeune homme en levant les bras. Pendant ce temps, l’arbre et le bosquet, pivotant sur eux-même, révélaient pour le premier un crâne surmonté d’une croix, pour le second une pierre tombale. Le jeune homme tombait à genoux, levait les yeux au ciel et se tordait les mains de façon pathétique. Mais le sol s’ouvrait et il disparaissait sous la terre, tandis que le squelette poursuivait de plus belle sa gigue endiablée. Une petite manivelle latérale permettait de remonter le mécanisme et de ramener le jeune homme derrière son arbre et la jeune femme devant son bosquet. Cette pièce remarquable avait été fabriquée par Valentin Drausch.
La dernière vitrine ne contenait rien, ou presque : une obole athénienne du IVe siècle en bronze, une petite plaque en argile de l’époque des Qin, une imitation maladroite de cauris en os de provenance similaire et d’époque encore antérieure, ainsi qu’une petite bourse en cuir fermée par une cordelette de lin, dont l’auteur de l’inventaire avouait ignorer absolument le contenu. Et c’était tout.
Casimir Jagellon (ou Witkiewicz) passa l’essentiel des vingt-cinq années qu’il vécut au château de Skarszewy dans cet ancien réfectoire qu’il avait converti en Kunstkammer, seul la plupart du temps car personne ne venait jamais le visiter et parce que le maigre personnel affecté à son service, ayant peur de l’endroit, préférait ne pas l’y accompagner. Il aimait particulièrement la vitrine dite des « antiques » devant laquelle il restait des heures à soupirer, et l’automate de Drausch, qu’il ne se lassait pas de remonter et qui à chaque tour qu’il effectuait le faisait à nouveau rire aux éclats. Comme il le confia un jour à son secrétaire, ce petit musée personnel était pour lui « la métaphore et le résumé du monde » ; un monde qui, ajoutait-il, n’avait cessé de le décevoir en ce qu’il n’était pas si riche que le promettaient les livres des savants qui se plaisent, « afin de cacher le petit nombre des choses qui existent, à donner à chacune d’elles plusieurs noms. »
Casimir Witkiewicz (ou Jagellon) mourut au début de l’année 1613. Il fut enterré derrière la petite chapelle qui jouxtait le château. Il demanda à être inhumé avec dans une main un crucifix, dans l’autre la petite plaque en argile et le faux cauris en os chinois, l’obole dans la bouche, et sur son cœur la mystérieuse petite bourse de cuir.
Le décret officialisant Skarszewy comme capitale de la province de Poméranie orientale (ou Pomérélie) fut promulgué quelques mois plus tard, ce qui conféra à la petite cité un dynamisme et une attractivité nouvelle, qui furent malheureusement contrebalancées avec succès par les incursions dévastatrices des armées suédoises qui entre 1626 et 1629, puis de 1655 à 1660 firent au gré des victoires et des défaites des allées et venues incessantes dans la région, ravageant à chaque passage ce qu’ils avaient oublié de détruire la fois précédente. La ville décidément malchanceuse fut également la proie d’incendies en 1708, 1714 et 1731. Aussi du château de Skarszewy ne reste-t-il plus que le souvenir ; de Casimir et de sa collection, rien.